« Lettre ouverte à Amos Gitaï », par Nathan Vandard

Monsieur Gitaï,

Nous sommes le lundi 26 février, il est 9h30. La Cinémathèque baigne dans le froid soleil de février. Voilà quelques semaines qu’on m’a proposé d’écrire un article sur votre œuvre et sur l’exposition dont vous faites l’objet rue de Bercy.

Je suis étudiant en cinéma mais avant tout amoureux de l’image. Je dois avouer qu’avant que l’on me confie la rédaction de cet article, je n’avais jamais vu votre travail, mais c’est de bonne guerre, vous ne connaissez pas mon existence.

C’est donc timidement que je fais ce premier pas, comme vers une femme trop belle, trop grande avec qui on ne saurait par où commencer. La semaine qui a précédé le vernissage de votre exposition, j’ai entrepris de regarder quelques-uns de vos films et de lire ce qui a été dit sur vous. En bon étudiant, je me suis dans un premier temps renseigné sur internet. Mon moteur de recherche vous identifie rapidement. A.M.O.S est immédiatement suivi de Gitaï. Oh ! vous avez fait couler beaucoup d’encre.

Je lis votre biographie, nous autres étudiants sommes gourmands de ces anecdotes qui expliquent les motivations qui poussent à la création. Peut-être espérons-nous ainsi trouver quelques similitudes avec notre propre histoire et qui pourraient justifier notre désir nous aussi, un jour, de créer.

Vous êtes né en 1950 en Israël, issu de la première génération après la création de l’Etat hébreu en 1948, de parents qui furent les pionniers du nouvel état. Je lis que votre père était un grand architecte et qu’il vous a tenu à cœur de poursuivre son œuvre. Pour cette raison, vous avez suivi des études d’architecture en Israël, puis à Berkeley, aux Etats-Unis.

En 1973, pendant la Guerre du Kippour, vous frôlez la mort. C’est le point de départ de l’exposition que j’ai eu la chance de découvrir avant son ouverture au public.

En la visitant, je peux voir que cette expérience traumatique a ouvert les vannes d’une création artistique. Il me semble qu’un des éléments qui fait la différence entre un bon et un mauvais réalisateur, c’est sa générosité envers l’humain. La caméra sera-t-elle tournée vers l’auteur ou vers l’autre ? Vous avez tranché la question, votre caméra est à l’autre. Elle sonde les émotions d’un genre, l’humain. Vous indiquez ne pas être le cinéaste d’une nation, en dehors de l’industrie cinématographique. Votre cinéma porte un nom, c’est celui d’Amos Gitaï. Il ne fait pas de complaisance, il ne cherche pas à flatter ou à conforter les positions d’une population.

Ainsi, pour moi, vous touchez à l’universel. Votre statut de citoyen israélien pourrait vous permettre de prendre parti dans un conflit que vous connaissez personnellement. Ce n’est pas un mur que vous posez entre deux nations mais une toile blanche, un écran de cinéma. Chacun des deux peuples y projette son désir, ses angoisses, ses valeurs. Votre force réside dans votre capacité à avoir installé cet écran sur un axe pivotant. Comme si, poussé par un vent de liberté et de paix, vous offriez à chacun une vue de l’autre, de celui qui est en face et qui parvient, par la magie du cinéma, à créer le dialogue.

Néanmoins l’exposition m’a montré que votre œuvre ne se limite pas à provoquer cet échange, non, ce qui semble vous tenir à cœur c’est plutôt de peindre un visage, une face humaine. De ce que j’ai pu voir, il est au centre de votre œuvre, il est le premier à afficher une émotion. Un visage est une conscience où se mêlent passé et présent, c’est une mémoire. A l’image de ces dessins effectués lors de votre convalescence, qui me firent penser tour à tour à des gueules cassées et aux visages tordus de douleurs de Guernica, les figures que vous filmez, elles, sourient, parce qu’elles le veulent. Ce sourire lancé à la vie, à l’humain, est pincé, éprouvant, parce que le sentiment que vos films me transmettent est que, comme dans la conclusion du film Le plaisir, le bonheur n’est pas gai. Pour reprendre une idée de Lao Tseu, il semble que chez vous, le bonheur naisse du malheur, le malheur, lui, du bonheur.

Il me subsiste cette amertume à la fin de vos films, comme un goût de vie. Il me semble que vos personnages partagent cette quête qui est celle de l’apaisement. Cette quête n’est pas sans sacrifice. On rapproche votre travail de celui de Brecht, de par votre capacité à provoquer une réflexion chez le spectateur. Ce lien entre le théâtre et votre œuvre m’est apparu au visionnage de Kadosh (1999). Ces deux sœurs vivant dans le quartier ultra-orthodoxe de Méa Shéarim, aspirant à deux vies différentes mais qui, au fond, veulent toutes deux exercer leur libre arbitre. La pudeur de votre caméra qui ne quitte jamais les murs de la vieille Jérusalem, suivant l’exclusion progressive de Rivka (Yaël Abecassis) car considérée comme stérile, et la lente rébellion de Malka, sa sœur, souhaitant quitter le cadre dont elle se sent prisonnière.

J’ai vu dans vos personnages des reflets de certaines héroïnes grecques. J’ai cru reconnaître le tempérament d’une Antigone chez Malka, qui prône la désobéissance au groupe, seule issue vers le bonheur. Rivka, elle, même répudiée, conserve son attachement au groupe, par amour.

Pourtant il n’est pas question dans vos films de pointer un chemin à suivre, une liberté en vaut une autre. Le cinéma ne donne pas de solutions, il doit soulever des questions. Solutionner, c’est condamner. Questionner, c’est donner vie. Les destins que vous exposez sont toujours le résultat de trois facteurs. Le passé, le présent et le contexte. Un peu comme dans Free Zone où les personnages se souviennent de leur passé par surimpression sur un présent qui défile à travers les vitres d’une voiture. Ce contexte est une brume qui remplit le cadre et qui se dépose sur les visages. Elle pique les yeux, elle questionne, elle est la cause de l’impossibilité de dialoguer.

L’exposition dont vous êtes le sujet et, en partie, le créateur, est en tout point admirable. J’ai lu les propos de Karine Mauduit dans le catalogue qui accompagne l’exposition Amos Gitaï. Architecte de la mémoire. Elle raconte comment elle s’est trouvée face à la matière brute qui compose votre œuvre. Elle mentionne 53 cartons d’archives qui, alignés, constituent 16 mètres de matière linéaire. C’est sidérant. Le travail de préparation et de recherche en amont qui caractérise vos films est une somme de travail formidable qui place le visiteur dans une position d’étranger au premier abord. C’est ainsi que j’ai ressenti l’exposition, très cloisonnée. La disposition des archives et la progression que suit la visite donne la sensation de se retrouver face à un corps mutilé, un artiste torturé, dans un premier temps. Les cloisons sont d’une couleur brune, comme étalée de la main maculée d’un soldat, et montrent vos dessins, des bribes de scénario, des photos de tournage. Nous sommes face à un corps artistique qui n’a pas fini de cicatriser.

Comme les éclats d’un obus, on trouve des fragments de cette création impétueuse. Plus l’on s’enfonce dans l’exposition, plus cette impression s’épure, se structure, prend un sens. Les couleurs s’adoucissent et cette mémoire que nous explorons nous devient moins étrangère, voire même familière.

Cette exposition prend un visage humain. Elle part du cas particulier de l’individu qui existe avec toutes ses contradictions, ses complexités, et qui tisse des récits lorsque confrontée les uns aux autres, votre caméra décide de traquer, en quête de réponses, ou bien d’observer avec pudeur. Cette épuration progressive débouche sur un univers beaucoup plus organisé dont l’on comprend la démarche, l’ambition.

Je me permets maintenant de conclure ma lettre en évoquant un souvenir, un des vôtres, pour partager avec le lecteur un peu de cette humanité et de ce flambeau d’espoir qui réside dans votre cinéma. Dans un entretien avec Hans Ulrich Obrist qui vous demande l’importance de la mémoire dans votre travail, vous racontez ce simple fait : « Quand j’étais enfant, ma mère laissait toujours deux billets de train en évidence sur l’étagère au-dessus de la table du petit-déjeuner, car mes parents avaient passé leur lune de miel à Baalbek, au Liban. Et sur ces deux billets il était toujours écrit tout simplement « Haïfa-Beyrouth ». Comme c’était dans les années 50, donc après la guerre de 48 et la fermeture des frontières, je lui ai demandé : « Pourquoi ne ranges-tu pas ces billets ? Le Liban est un pays ennemi. » Voilà ce qu’elle m’a répondu et j’y repense de temps en temps : « C’était possible autrefois, et un jour peut-être ce le sera de nouveau ».

Tutto e memoria.

Amos Gitai, architecte de la mémoire, jusqu’au 6 juillet 2014 à la Cinémathèque Française.

Si vous désirez aller plus loin :

Le nouveau cinéma israélien, d’Ariel Schweitzer, aux éditions Yellow Now / Côté Cinéma. 173 pages. 15,00€.
Amos Gitai / Yitzhak Rabin. Chroniques d’un assassinat, ouvrage collectif, aux éditions Gallimard. 240 pages. 26,00€.
Le cinéma israélien de la modernité, d’Ariel Schweitzer, aux éditions L’Harmattan. 276 pages. 27,50€.
Amos Gitaï. Architecte de la Mémoire, ouvrage collectif, aux éditions Gallimard. 208 pages. 29,00€.

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