« Riefenstahl », de Lilian Auzas : retour sur le parcours d’une réalisatrice controversée

D’elle, on a dit qu’elle était une grande danseuse expressionniste. Puis une géniale réalisatrice, indéniablement la plus grande des années 30.

Elle fut ensuite une talentueuse photographe, comme le prouve le magnifique portrait de Mick Jagger torse nu, envoyant un baiser à l’objectif.

Enfin, ses reportages sous-marins ont eux aussi été encensés par la critique.

Pourtant, s’il fallait résumer en une phrase la vie et l’œuvre de Leni Riefenstahl, ce serait sans doute celle attribuée à Liam O’Realy :

« Artistiquement, elle est un génie. Politiquement, elle est une imbécile. »

Et un génie, elle le fut. Née en 1902 et morte en 2003, Leni Riefenstahl aura occupé le devant de la scène artistique, et surtout médiatique, pendant près de quatre-vingt années.

C’est en 1996, à l’occasion d’un reportage sur les jeux Olympiques d’Atlanta, que Lilian Auzas, alors âgé de quatorze ans, découvre sur son petit écran quelques brèves images d’archives tournées quelques décennies plus tôt, à Berlin. Sans en connaître le titre, et encore moins le réalisateur, il reste admiratif. La réponse à sa question, il l’obtiendra quelques années plus tard, au lycée, lorsque par hasard il retombe sur ce même film. Olympia est l’œuvre d’une femme, Leni Riefenstahl. Dès lors, la réalisatrice allemande, dont les heures de gloires semblent remonter à la nuit des temps, deviendra comme une obsession.

Les « premiers pas » artistiques de Leni Riefenstahl remontent à 1918. Après s’être vue refuser un rôle pour lequel elle auditionnait, elle découvre au détour d’un couloir une petite salle de danse. Un sentiment étrange s’empare alors d’elle, et elle décide presque aussitôt de devenir danseuse. Mais c’est sans compter sur les idées bien arrêtées de son père, petit fonctionnaire austère assimilant le milieu de la danse, et le milieu artistique en général, à de la pornographie.

L’imaginant déjà dans quelque cabaret mal famé, il lui refuse le droit de s’inscrire à ces cours.

Les deux tempéraments très forts du père et de la fille mèneront à de violentes disputes, jusqu’au jour où Leni, qui aspire à autre chose que d’être une épouse dévouée comme l’est sa mère, quitte le domicile parental pour se réfugier chez sa grand-mère.Cette fugue sera de courte durée, mais lui aura donné la conviction que le monde artistique est fait pour elle, et qu’elle a quelque chose à lui apporter.

Oubliant la danse pour un temps, elle s’inscrit à la section de dessin de l’Akademie der Kunste de Berlin. Mais le fusain et les feuilles blanches ne lui apportent pas la joie des chaussons et des ballets. Elle abandonne les cours six mois plus tard, et après d’intenses négociations avec son père – elle acceptera de travailler pour lui quelques heures par semaine, il l’autorise finalement à suivre les cours de danse qui lui tiennent tant à cœur.

En l’espace de quelques mois seulement, Leni, qui a renoué avec le bonheur et l’épanouissement, se retrouve au cœur de tournées dans toute l’Europe. Elle voyage à travers l’Allemagne, la Suisse, la Tchécoslovaquie… A la fin de l’année 1923, elle donne sa première représentation solo sur une musique d’Edvard Grieg, à Munich. Sa prestation est un tel succès que le metteur en scène autrichien Max Reinhardt la remarque et l’engage comme danseuse soliste.

Malheureusement, le rêve dans lequel est plongée la jeune femme va s’achever prématurément. En représentation à Prague, Leni se blesse, et doit subir une opération du genou qui la contraint à abandonner la scène pendant au moins deux ans.

Pour la jeune femme, c’est un coup dur. Mais l’Histoire témoignera qu’elle en connaîtra de nombreux autres. En attendant, il lui faut se trouver une autre passion, un exutoire. Ce sera sa rencontre avec le réalisateur Arnold Fanck, qu’elle a découvert en 1924 lors d’une projection de La montagne du destin, au cinéma Mozart, qui guidera ses pas vers le cinéma.

Arnold Fanck, réalisateur déjà très en vue après un documentaire sur l’ascension du mont Rose et trois long-métrages, connait Leni Riefenstahl, qu’il a vu sur scène à de nombreuses reprises dans Valse capriceConte oriental ou encore La danse d’Eros. S’il admire la danseuse, il émet des réserves sur une éventuelle carrière en tant qu’actrice. Cependant, il lui propose d’assister au tournage du film sur lequel il travaille alors. Déçue – elle attendait de se voir proposer un premier rôle, elle accepte bon gré mal gré l’invitation. Dire que cet événement aura un impact considérable sur le cours de sa vie serait pour le moins futile. Au cours des semaines qui vont suivre, elle se familiarisera avec les processus de création et de réalisation cinématographiques, acquerra ses premières bases dans la réalisation, le cadrage, le montage, et se dirigera vers une nouvelle vocation qui ne la quittera plus. Si la danse l’a abandonné, le cinéma va l’accueillir à bras ouverts.

Le premier film qui voit apparaître Leni Riefenstahl en tant qu’actrice est La montagne sacrée, une création d’Arnold Fanck presque réalisée « sur mesure » pour la jeune femme, qui y occupe le premier rôle. Toutefois, au générique, son nom n’apparaîtra que parmi ceux des autres athlètes du film. A sa casquette d’actrice en herbe, elle associe en alternance celui de réalisatrice. En effet, souvent absent, Arnold Fanck lui laisse régulièrement les rênes de la réalisation, liberté qui lui permettra de révéler un perfectionnisme excessif qui, d’un point de vue professionnel, est bien évidemment un atout majeur, mais d’un point de vue humain la rend insupportable, voire odieuse envers l’équipe de tournage. Une réputation qui la suivra longtemps.

Sorti en salles en 1926, La montagne sacrée ne rencontrera pas le succès attendu. Pas plus d’ailleurs que ses films suivants – Le grand saut en 1927, L’enfer blanc du Piz Palü en 1929, etc., tous signés Arnold Fanck. Leni Riefenstahl a conscience qu’en tant qu’actrice, elle n’excelle guère, mais elle considère que cela est principalement dû aux rôles auxquels elle était réduite depuis ses débuts. Si les scènes de ski et d’escalade ont fait d’elle en quelques années l’égérie des films de montagne, elle ambitionne des rôles de composition dans lesquels se mêleraient émotion et sentiments. Des rôles à la Greta Garbo par exemple. Ce rôle de Lola, dans l’Ange bleu de Josef von Sternberg, lui aurait parfaitement convenu. Seulement, on lui a préféré Marlène Dietrich. Toute leur vie, les deux femmes se détesteront cordialement.

Lasse de tourner dans divers navets dans lesquels elle s’ennuie, elle se lance dans l’écriture de scénarios, que toutefois personne n’acceptera de produire ni de réaliser.

Avec La lumière bleue, elle s’auto-attribue un rôle à la hauteur de son égo, celui de « Junta », jeune et jolie sauvageonne, romantique et incomprise, mystique et courageuse. Elle en est sûre, ce rôle est le rôle de sa vie ! Elle doit mener ce projet à bien, quoiqu’il en coûte.

En 1931, elle accepte un ultime film d’Arnold Fanck, L’ivresse blanche, dont le cachet lui permettra de lancer ses propres productions dans lesquelles elle sera actrice, réalisatrice et productrice. Dans cet objectif, elle avait déjà créé deux ans plus tôt la Leni Riefenstahl Produktions GmbH. Ce sera sur le plateau de ce dernier film qu’elle découvrira un ouvrage qui bouleversera sa vie et sa carrière : Mein Kampf.

Une femme, ex-danseuse et piètre actrice, qui se lance dans la production cinématographique, c’est dire si la sortie de La lumière bleue est attendue par la critique et le public allemands. Mais contre toute attente, et en dépit de cadrages et de jeux de lumières peu professionnels, ce premier long-métrage rencontre un vif succès. Sa maîtrise et son réalisme surprenants valent à Leni Riefenstahl un Lion d’Argent à la Mostra de Venise, ainsi que les félicitations de nombreuses personnalités de la profession comme Walt Disney, Douglas Fairbanks ou encore Charlie Chaplin.

Ce premier long-métrage impressionnera fortement Hitler. Quelques mois plus tard, la réalisatrice rencontre enfin celui auquel elle voue une admiration sans borne, rencontre à la fin de laquelle il lui propose de filmer les congrès du parti. En lui promettant qu’elle va rapidement devenir la cinéaste de la Nouvelle Allemagne, on peut aisément imaginer que sa réflexion ne dura qu’un bref instant. N’était-ce pas après tout ce dont elle avait toujours rêvé ?

Le 30 janvier 1933, c’est par un appel téléphonique d’Hermann Goering qu’elle apprend qu’Adolf Hitler est devenu chancelier.

A peine quelques semaines plus tard, Leni Riefenstahl se met au travail et filme son premier congrès du NSDAP à Nuremberg, dans le gigantesque complexe érigé par l’architecte Albert Speer, congrès appelé cette année-là Victoire de la foi. Elle ignore encore à cet instant qu’en acceptant l’offre faite quelques semaines plus tôt, elle se damnait à jamais aux yeux de l’Histoire.

Si ce premier travail au service du parti nazi remporte un grand succès parmi ses personnalités les plus influentes – dont Josef Goebbels, qui le qualifiera d’ « incontestablement magistral », Leni quant à elle le déteste.

Elle aura en revanche une toute autre opinion l’année suivante, lors du congrès de 1934 nommé Triomphe de la volonté, toujours filmé dans le stade de Nuremberg. Dans cette œuvre, qu’elle considère très modestement comme son chef-d’œuvre le plus accompli, elle a mis toute son âme, ne dormant parfois que trois ou quatre heures par nuit, sur un lit pliant, dans sa salle de montage. Plus de cent personnes auront travaillé sur ce titanesque projet, récompensé à de nombreuses reprises – Prix du film allemand et Lion d’Or de la Mostra de Venise en 1934, Grand Prix International lors de l’Exposition Universelle de Paris en 1937, etc. Véritable hymne à la grandeur et à la puissance de l’Allemagne nazie, il sera le plus grand film de propagande jamais réalisé.

Nuremberg y est magnifié, le peuple allemand encensé, et « son » Führer élevé au rang de D.ieu. Et le public ne s’y trompe pas.

En l’espace d’une soirée, Leni Riefenstahl est couverte de gloire. Hitler ne le lui avait-il pas promis de faire d’elle la réalisatrice de la Nouvelle Allemagne ?

1936 voit la capitale allemande accueillir les onzièmes Olympiades. Si Hitler y était réticent, Josef Goebbels, son Ministre de la Propagande, avait très tôt flairé le potentiel énorme que représentait cet événement pour renvoyer au monde l’image d’une race allemande pure et combattante.

Il incomba bien évidemment à Leni Riefenstahl de couvrir ces Jeux Olympiques, et à événement mondial, budget illimité. Avec deux films de deux heures, Olympia, comprenant La fête des peuples et La fête de la beauté, elle réalisera le plus grand film de l’époque. Accompagnée de son cameraman Walter Frentz, elle explore de nouveaux angles, plongées et contre-plongées, inaugure le travelling en installant sur rails des dizaines de caméras suivant les athlètes dans leurs courses, filme des épreuves sous-marines, la virilité et la force du corps masculin y sont exaltés, bref, Olympia est un feu d’artifice technique et esthétique.

La toute première projection privée aura lieu le 20 avril 1938, soit près de deux ans après la fin des Jeux, et jour de l’anniversaire d’Adolf Hitler, qui ne cachait pas impatience depuis de nombreux mois. Désormais, c’est au-delà des frontières de l’Allemagne que rayonne le nom de Leni Riefenstahl. Elle est encensée à Paris, Bruxelles, Londres, Oslo, etc. Les unes sont dithyrambiques – « Chef-d’œuvre inégalé », « Parfait », « Une épopée unique » ou encore « Un film olympien ».

Olympia reçoit le Premier Prix de la Mostra de Venise, une médaille d’or à l’Exposition de Paris, le Prix Polar de Suède, une médaille d’honneur du gouvernement grec, une médaille d’or de la part du Comité International Olympique, etc. Leni Riefenstahl a rejoint les étoiles.

Le 1er septembre 1939, l’Allemagne nazie envahit la Pologne, événement déclenchant la Seconde Guerre Mondiale. Leni Riefenstahl est en première ligne, filmant les parades nazies triomphantes dans les rues de Varsovie. Désormais en guerre, l’Allemagne réduira considérablement les sommes allouées à la réalisatrice pour mener à bien ses nombreuses ambitions cinématographiques. Et lorsqu’elle s’atèle au pharaonique projet de Tiefland, un des opéras préférés d’Hitler, elle ne reçoit déjà presque plus rien.

Ce sera grâce aux fonds personnels du dictateur qu’elle pourra se permettre d’emmener une équipe de tournage en Espagne, à Prague, dans les Alpes…

Soixante Sintis et Roms seront « engagés » comme figurants dans cette œuvre au budget indécent. En guise de remerciement, en 1943, ils seront déportés vers Auschwitz, dont aucun ne reviendra. Finalement achevée près de dix ans après la fin du conflit, ce film connaîtra un échec cuisant lors de sa sortie.

Par choix, Lilian Auzas a décidé de faire la part belle aux années où elle fut l’égérie du IIIème Reich, et de mettre un terme à ce roman aux heures les plus glorieuses de sa carrière de réalisatrice, en revenant cependant brièvement sur l’immédiat après-guerre. Assignée à résidence dans la villa Ribbentrop, jugée par les Etats-Unis, puis par la France, emprisonnée quelques temps, celle qui tutoyait les étoiles descendait à présent les marches menant aux enfers.

Leni Riefenstahl meurt le 9 septembre 2003, à l’âge de cent un ans. « C’est une telle ombre sur ma vie que la mort sera pour moi une délivrance » disait quelques années avant sa mort celle qui ne « désirait rien de plus que servir son pays ».

Richement documenté, en partie grâce au dossier « Riefenstahl » des Bunderarchiv de Berlin, parfaitement écrit, Lilian Auzas met en lumière à la fois la complexité de la réalisatrice, mais aussi son caractère et ses sentiments au fil d’une plume claire et entraînante.

Un très bon premier livre, et un auteur à suivre !

Riefenstahl, de Lilian Auzas, aux éditions Léo Scheer. 228 pages. 16.00€.

Si vous désirez aller plus loin :

Leni Riefenstahl, la cinéaste d’Hitler, de Jérôme Bimbenet, aux éditions Tallandier. 336 pages. 20,90€.
Leni Riefenstahl : Collector’s Box, coffret 4 DVD.
Leni Riefenstahl : Une ambition allemande, de Steven Bach, aux éditions Jacqueline Chambon. 540 pages. 25,40€.

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