« Avant la retraite » : la nostalgie du troisième Reich s’invite à diner…

Ce sont deux sœurs et un frère, vieillissants, pris dans un décor démesuré au plafond décrépi orné de moulures style XVIIIème, dans lequel ils flottent comme dans un vêtement trop grand bien que jadis somptueux.

Et sur le mur du fond, derrière eux, deux fenêtres hypertrophiées qui laissent passer les dernières lueurs du soir qui tombe.

Mais avant même que le rideau métallique de scène ne se lève pour dévoiler ce décor désuet et de guingois, la jeune bonne s’enfuit, défaisant les nattes que lui impose la maîtresse de maison pour qu’elle paraisse une bonne allemande à l’ancienne, de celles que l’on photographiait jadis sur le passage du Führer.

Deux sœurs et un frère. Rudolph (André Marcon) est nostalgique de son passé nazi, lui qui fut chef d’un camp d’extermination durant la Seconde guerre. Vera (Catherine Hiegel) est la sœur complice, véritable Borgia moderne et pousse-au-crime. Klara (Noémie Lvovsky), elle, est la mauvaise graine mais dont les aspirations socialistes ont été brisées net par une bombe américaine larguée sur son école et qui l’a condamnée à occuper à vie un fauteuil roulant.

Rudolph a connu dix ans de clandestinité, caché dans la cave par Vera, mais il en est ressorti pour devenir magistrat et, en fin de carrière, président de la cour d’assise. Il va prendre sa retraite, signe pour lui, pour ses sœurs, de nouveau départ, de voyages, d’air libre…

Comme tous les ans, le sept octobre, les deux sœurs et le frère célèbrent l’anniversaire de Himmler, l’idole de Rudolph qui le rencontra personnellement et dîna même avec lui. A cette occasion, Rudolph remet son uniforme, on sable le champagne, on s’offre un repas fin au cours duquel on revoit et commente les photos de l’époque. Ainsi leur vie, à tous les trois, est-elle un éternel jeu d’accusation et de menaces. Ils ne se sont jamais séparés, jamais mariés, et ils n’ont jamais engendré : ils sont, tous les trois, à tout jamais, stériles. Pas d’enfant, pas d’idée, pas d’envie. Ils ne connaissent en guise de communication que l’imprécation et l’injure, et se prétendent membres d’une conjuration : celle du passé, celle de l’hier, celle de l’horreur…

Le soir a fini de tomber et l’on se réfugie désormais, dernier acte, derrière les volets clos de la nuit advenue : le piano à queue est au trois-quarts enfoui dans une alcôve car la musique, qui fut un espoir dans l’enfance, n’est plus guère qu’une nostalgie du pouvoir et l’expression d’une domination.

L’univers se ferme sur lui-même, on a fermé les fenêtres, fermé les volets, fermé les cœurs. De toute façon, le monde extérieur ne leur sied pas, il est effroi et laideur et, bien entendu, il est le domaine des juifs !

Cette pièce effrayante de Thomas Bernhard est une fable caustique sur la présence sournoise du nazisme qui œuvre en secret pour mieux ressurgir. Aucun optimisme dans ce constat qui date de 1979 et qui reste, hélas, des plus actuels : les arcanes mêmes du pouvoir sont gangrénées par le mal et « le ventre reste fécond » comme le disait Brecht…

Avant la retraite, actuellement au théâtre de la Porte Saint-Martin.

Si vous désirez aller plus loin :

Le neveu de Wittgenstein, de Thomas Bernhard, aux éditions Gallimard. 144 pages. 6,90€.
Oui, de Thomas Bernhard, aux éditions Gallimard. 176 pages. 6,90€.
Le naufragé, de Thomas Bernhard, aux éditions Gallimard. 192 pages. 7,50€.
Récits (1971-1982), de Thomas Bernhard, aux éditions Gallimard. 952 pages. 25,40€.

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