A la Bourse de Commerce et au Centre Pompidou, Charles Ray à l’honneur…

Ils nous attendent à même le sol de la grande rotonde, comme s’ils avaient simplement été déposés là, en quelque sorte par hasard.

Un enfant couché qui joue avec sa petite voiture – The New Beetle, puis la carcasse plus ou moins en ruines, en tout cas bien rouillée, d’un vieux pick-up ramené du fin fond du Texas – Unbaled Truck.

Puis lui-même, l’artiste, assis mais comme vautré et nous toisant un peu, mi-goguenard mi-intrigué. Rien ne semble dire vraiment que cet ensemble – ces trois silhouettes – fut sculpté, fondu, pensé. Ne serait-il pas présent de toute éternité ?

On nous parle tout à la fois d’éléments autobiographiques – l’enfant c’est Abel, le fils du fondeur de Charles Ray, la voiture rouillée c’est exactement la première voiture que posséda l’artiste… – et d’éléments intemporels : la société productrice d’inutilités monstrueuses et polluantes, l’enfance indifférente parce qu’absorbée dans son jeu, l’artiste qui observe le réel pour mieux ensuite nous en donner sa vision…

Telle est  la magie de Charles Ray, qui s’apparente à l’hyper-réalisme mais qui s’en différencie parce qu’ici, tout est toujours à la fois très familier et terriblement différent, provoquant fascination et malaise.

C’est que Charles Ray ne dit pas le monde, il le recrée. Davantage encore, il ne copie pas le réel, il en joue, s’en amuse, s’en gausse. Le réel, Charles Ray le nargue.

Les modèles choisis, d’abord, n’ont rien de glorieux et renvoient à notre condition humaine dans ce qu’elle possède de plus trivial : SDF, amateur de burger, rappeur, mannequin de grand magasin, Apollon ayant pris du ventre à force de boire du Coca, Vénus un peu trop callipyge et dont le jeans est décidément trop ajusté, et les baskets trop usées – Sleeping Woman, vaste voiture américaine broyée par un accident de la circulation – Unpainted Sculpture.

Bref tout sauf le grand sujet traditionnel de la statuaire académique. Mais justement, semble dire l’œuvre de Charles Ray : qui décide de que l’on a le droit de sculpter, représenter, montrer ? Le bon goût ? La conformité ? L’habitude ?

Certes, ce travail possède quelque chose de la provocation, une provocation facétieuse et libératoire. Choisir pour sujet un SDF ne peut pas laisser de marbre, surtout lorsque, justement, on le sculpte dans le marbre, ce SDF. Le réel est ainsi présent, mais en permanence agrandi, déformé, détourné, et comme figé dans la blancheur de l’albâtre. Les sculptures sont posées, face à nous, de plein pied, sans piédestal, comme autant d’obstacles sur notre chemin, comme autant de mises en question : ce nain dort-il, ou bien faut-il le secourir – Concrete Dwarf ? Qui couvrira la nudité indécente de Ry Rocklen dans laquelle nous, spectateurs, nous reflétons puisqu’il est couleur aluminium – Young Man ? Que va-t-il faire de cette grenouille qu’il tient à la main, ce Boy With Frog ? L’homme va-t-il finir par le manger, ce Burger qu’il paraît vénérer ? Attention à ne pas bousculer cet homme nu à genoux qui est en train de lacer des chaussures imaginaires – Fall -91.

Sans compter la bonne dose d’humour cynique. Celui par exemple qui consiste à représenter sa propre mère – Portrait of the Artist’s Mother, fleurie comme l’étaient les babas cool des seventies, mais totalement nue et se donnant elle-même du plaisir devant tout le monde, sans la moindre décence.

Même la nature morte, cet archétype de la représentation picturale classique, cet incontournable de siècles entiers de labeur artistique ; même la nature morte n’est pas morte puisque, sur la table de bois, les objets pivotent sur eux-mêmes comme autant de planètes facétieuses, et ne sont pas seulement verre, vase, sucrier ou pot de fleurs – Tabletop.

Les matériaux surprennent : papier fait main, acier inoxydable peint, fibre de verre, bois, céramique, acier-boite en métal-gobelet-thermos-gobelet en plastique – How A Table Works, bois de cyprès – Hinoki. Et les couleurs : blanc pur, argenté, grisaille, noir ou chair.

Les effets obtenus sont drolatiques, étranges, inattendus à cause du décalage permanent dans les proportions choisies, ou bien du décalage entre le sujet et la technique utilisée.

A la façon de Maurizio Catelan ou de Ron Mueck, chaque sculpture engage un dialogue avec nous, comme si elle nous faisait signe et sens. Chaque sculpture nous amène à nous poser les questions les plus farfelues mais les plus riches : si cet homme endormi s’appelle Mime, est-il réellement endormi ou mime-t-il un homme qui dort ? Si les enfants sont représentés aussi grands – ou aussi petits – que leurs parents, qui sont donc les parents et qui sont les enfants – Family Romance ? Qui est venu le premier de l’œuf ou de la poule si le spectateur est en train d’épier le poussin sur le point de sortir – Chicken ?

Et puis également, toute sculpture est un défi lancé au vide, comme un plein artistique qui s’érigerait sur le vide physique. Un peu comme le silence après Mozart qui, on le sait, est encore du Mozart, on peut dire que le vide, autour d’une œuvre, ou à l’intérieur d’une œuvre de Charles Ray est aussi du Charles Ray.

Il est difficile de concevoir un art contemporain qui soit plus directement accessible que les œuvres présentées à la fondation Pinault et au Centre Pompidou. Aucun besoin d’explication ou de traduction : Charles Ray parle à nos sens, à nos expériences, à nos perceptions. Il sait offrir les apparences de la simplicité, l’allure de l’évidence, un air de transparence, et masquer les méandres tortueux de l’exploit technique et créatif.

De même, il est rare que l’on éprouve autant l’envie de photographier les œuvres et ceux qui les regardent, tant on dirait que ces sculptures n’existent que par, et pour le regard. Qu’elles sont constituées par le regard amusé, dubitatif, complice du spectateur sur elles.

Charles Ray produit une sculpture qui parle, et qui parle à tous.

Charles Ray, jusqu’au 6 juin 2022 à la Bourse de Commerce, et jusqu’au 20 juin 2022 au Centre Pompidou.

Si vous désirez aller plus loin :

Charles Ray, hors-série aux éditions Beaux Arts Magazine. 52 pages. 10.00€.
Charles Ray, catalogue de l’exposition, aux éditions Centre Pompidou. 216 pages. 45.00€.
L’art moderne et contemporain, de Serge Lemoine, aux éditions Larousse. 320 pages. 24.95€.
Dictionnaire international de la sculpture moderne et contemporaine, d’Alain Monvoisin, aux éditions du Regard. 564 pages. 39.90€.

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