Paris d’hier et d’aujourd’hui : « Eugène Atget, voir Paris » à la Fondation Cartier-Bresson

On peut se tenir, toute une vie durant, à la lisière sans pour autant être marginal. La lisière, Eugène Atget la connaît bien, lui qui oscilla longtemps entre comédien et militaire, entre peintre et photographe, entre documentariste et artiste.

Il avait finalement opté pour cette étonnante boite noire en laquelle, à l’époque, personne ne croyait vraiment ; mais lui, Atget, était persuadé qu’il saurait en tirer, au moins, la célébration de sa ville chérie : Paris. Il arpente la ville et il collectionne, au hasard d’abord, puis de façon systématique. A la manière d’un maniaque ou d’un Georges Pérec, il explore et collectionne des vues de lieux, des vues de personnes puis, à la fin de sa vie, des vues d’arbres.

Atget est un perfectionniste et un être de patience. Il se forge un outil destiné à durer. Ses tirages, il les réalise lui-même, à domicile, par contact avec un négatif verre exposé à la lumière du jour, sans aucun agrandissement. D’où une qualité toujours visible aujourd’hui, et une longévité garantie… ou presque. Et puis, il se lance dans les séries.

Les métiers et les pratiques d’abord. Tous les marchands : de nougat, de coco, de paniers de fil de fer, de glaces, d’herbes, de moulages, d’artichauts, de jouets, de bateaux, de cresson… Et puis les forts des halles, les laveurs de vitres, les raccommodeurs de porcelaine, les paveurs, les bitumiers, les rémouleurs, les cardeurs… Autant d’inventaires à la Prévert qu’il fixe pour l’éternité.

Et, pour chacun d’eux, un vrai regard ému et attendri, comme s’il les respectait et les aimait. Ces moins que rien de la vie d’autrefois mais qui faisaient le charme de la ville, Atget les met en valeur, leur donne un statut de modèles vivants et de témoins muets.

Les lieux ? Atget parcourt le cœur de Paris, celui qui est resté à l’identique — n’en déplaise au baron Haussmann —, du premier au septième arrondissement, et plus loin, les fortifications et ce qu’on nommait alors « la zone ». De partout, Atget fige le temps passé, dans un projet tendrement « proustien ». Certains lieux sont parvenus jusqu’à nous, presque à l’identique (Coin de la rue Vieille du Temple et de la rue des Francs-Bourgeois, 1901), d’autre existent encore mais Atget nous les montre sous un angle que l’on ne peut plus connaître (Place du Tertre, 1922, totalement déserte), d’autres enfin n’appartiennent plus qu’au passé et Atget les ressuscite pour notre plaisir et le sien (La Bièvre, boulevard d’Italie, aujourd’hui rue Edmond Gondinet, vers 1900 ou encore Fortifications, Porte de Sèvres, 1923).

Force est bien de reconnaître qu’Atget n’est pas qu’un témoin, mais qu’il est un magicien ; bref un véritable artiste. Qu’on observe, pour s’en rendre compte, la surprenante contre plongée qui allonge les perspectives de la Rue Saint Médard (1907). Atget embellit sa ville parce qu’il l’aime. Et le tout ne se fait pas sans humour : quand il photographie le Puits du 72 rue de Sèvres qui offre le bienfait de son eau, il n’oublie pas de faire entrer dans le cadre un panneau indiquant, sur la droite, « l’entrée du culte », comme un autre bienfait, moins matériel celui-ci. Quand il photographie le Coin de la place Saint-André des Arts et de la rue de Hautefeuille, il met en valeur, de façon espiègle, l’enchevêtrement d’immeubles possédant chacun son enseigne commerciale : Chemins de fer de l’État, Graffe, Maladie des oreilles… Comme si chaque enseigne engendrait la suivante. Ou bien encore, quand il photographie le Cabaret de l’homme armé, rue des Blancs Manteaux (1900) et qu’à travers la porte vitrée, on devine le buste d’un serveur hiératique qui semble être, à lui seul, cet « homme armé » dont parle l’enseigne.

Tous ces témoignages patiemment collectionnés, Atget les vend, sous forme d’album, en particulier au musée Carnavalet ; et lui, Atget, qui était d’une modestie la plus absolue, pourra écrire ainsi au directeur des Beaux-arts, en 1920 : « Je possède tout le vieux Paris« . C’est vrai qu’il possède Paris, en images, mais c’est pour mieux nous en faire bénéficier.

Sur les 9.000 tirages originaux que possède le musée Carnavalet, cette exposition nous en propose 142, comme autant de petits chefs d’œuvre délicats, en noir et blanc et sépia ; comme autant de témoignages d’une époque révolue et d’un art délicat.

Et ce n’est que justice de voir ces photographies dans le cadre de la fondation Cartier-Bresson puisque les deux artistes, sans le savoir, choisirent le même sujet d’inspiration : la rue des Saules.

Sans qu’on sache précisément qui précéda l’autre, Cartier Bresson, à l’époque où il se voulait peintre, vers 1925, planta son chevalet au haut de cette rue des Saules, et Eugène Atget positionna son appareil au même endroit : le tableau et la photo sont présentés cote à cote dans l’exposition, témoins d’une vraie gémellité artistique entre les deux hommes.

Eugène Atget fut un véritable artiste et témoin de son temps et, selon la belle formule de Walter Benjamin, un « comédien dégouté par son métier qui renonça aux fards du théâtre pour démaquiller la réalité ».

Eugène Atget, voir Paris, jusqu’au 19 septembre 2021 à la Fondation Cartier-Bresson.

Si vous désirez aller plus loin :

Eugène Atget, voir Paris, le catalogue de l’exposition, aux éditions Xavier Barral. 223 pages. 42,00€.
Eugène Atget. Paris, de Jean-Claude Gautrand, aux éditions Taschen. 669 pages. 14,99€.
Atget. Paris, de Laure Beaumont-Maillet, aux éditions Hazan. 787 pages. 25,40€.

Partagez vos impressions

Cet article vous intéresse ? Laissez un commentaire.

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.