
Bien sûr qu’il aurait pu connaître pire, le petit Yeshaya Lewin. Il est né en Pologne d’une famille d’intellectuels et de religieux suffisamment prudents pour lui permettre d’échapper aux pogroms de 1919 en s’enfuyant en Allemagne, puis à la montée du nazisme en gagnant la France d’abord, les États-Unis ensuite.

Tout petit, il bénéficie d’une éducation artistique et les parents le laissent volontiers déambuler dans les musées, dont il revient en racontant qu’il a bien « discuté » avec les tableaux, mais qu’il regrette que les tableaux soient trop éloignés les uns des autres pour pouvoir discuter entre eux.
Au final, c’est ce qu’il va chercher à faire toute sa vie durant : faire dialoguer entre eux les tableaux, faire parler d’elles-mêmes les images, en reprenant le procédé initié avant lui par Frans Masereel et selon une démarche qui s’apparente au cinéma. Mais au cinéma muet, celui qui se contentait de donner sens à la construction de l’image et à l’enchaînement des plans, sans artifices inutiles, sans musique larmoyante, sans effets spéciaux d’une technicité invraisemblable.
Il n’y a pas besoin de mots parce que, d’elle-même, l’image est bavarde, pour peu qu’on lui prête attention, pour peu qu’on l’écoute.
Tel était le projet de Si Lewen. Mais il n’était pas, pour autant, un artiste enfermé dans sa tour d’ivoire, et l’Histoire, l’actualité et sa judéité l’ont rattrapé. Il s’engage volontairement dans les troupes américaines et il est l’un des tout premiers à pénétrer dans le camp de Buchenwald alors récemment libéré.
Il est alors marqué à jamais par l’évidence fulgurante de ce qu’il découvre : voilà de quoi devront parler ses images.
C’est en 1957 qu’il publie The Parade. A Story in 55 Drawings. Les planches sont en noir et blanc, encre de chine et gouache sur fond blanc. Il n’est pas besoin de sang pour signifier les blessures, il n’est pas besoin de cris pour dire la douleur, et le maître-mot qui vient immédiatement à l’esprit est : efficacité.
Car tout est dit, d’emblée, dans toutes les planches, avec une densité et une précision qui sont quasi anatomiques. On souffre à chaque fois, de façon différente, même si l’artiste ne cherche jamais l’effet facile et ne se départit pas d’une sorte d’humour sombre de façon à être encore plus cru et cruel.
La parade : on pourrait légitimement s’attendre à quelque chose de joyeux, de festif, de circassien. Et d’ailleurs, ils le croient ces habitants qu’on voit penchés à leurs fenêtres et qui regardent passer les militaires au pas de l’oie. Mais voient-ils, eux aussi, comme nous, devant l’armée en marche, les ornières noires qui semblent se creuser à l’avance sous les pas ? Et ces gosses qui jouent à la guerre, comme tous les gosses, naïfs et sans méfiance, ne se rendent pas compte, quand leur mère, longue silhouette sombre, les accueille dans ses bras, qu’en réalité elle les entraîne tous vers une usine à guerre, la vraie, la tragique, et qu’au final, leur mère, c’est déjà la mort.
La parade se poursuit, les ombres s’étirent, les membres se prennent à trembler, mais c’est que cette armée qui palpite d’énergie et de volonté, elle est menée par un chien, tout en bas à droite de l’image, qui leur aboie dessus, comme un présage de désastre.
Et cette famille qui s’enfuit, les parents, les deux gosses, sous l’abri dérisoire d’un parapluie pour tous. Ce qui leur pleut dessus, ce qui leur tombe du ciel, c’est un grand vol d’oiseaux noirs du plus triste présage.
Ces êtres alignés côte à côte et dont on ne voit que les pieds nus dépassant d’une même paillasse, on devine qui ils sont. Pas besoin de pyjamas à rayures, de visages creusés, de famine apparente pour que l’on sache. Ils ne sont que des pieds, et, dans un angle du dessin, le chien, toujours le même, qui aboie et effraye.
Plus tard, quelques dessins plus loin, la paix enfin semble revenue. Oui mais cette nouvelle parade, qui pourrait être plus joyeuse : elle n’est constituée que de cadavres ambulants qui marchent vers le futur. Et, dans l’une des planches les plus touchantes, deux soldats ennemis sont encore debout et paraissent fraterniser, la tête sur l’épaule de l’autre. C’est seulement parce qu’ils se sont mutuellement embrochés à coups de baïonnettes et leur station debout, l’un contre l’autre, n’est que sinistre posture.
Le petit Yeshaya Lewen, en grandissant, avait progressivement raccourci son prénom en Jesaja, Isaïe puis Si.
Et, à la fin de sa vie, il ne voulait plus vendre ses œuvres. Comme si, d’avoir trop côtoyé l’horreur, tout son être avait rapetissé : il n’était plus artiste, et même plus homme. Comme si l’espoir s’amenuisait et que lui-même préférait s’en aller.
Il faut aller voir Si Lewen. Parade, juste pour s’assurer que l’espoir n’est pas définitivement trop mince.
Si Lewen. Parade, jusqu’au 8 mai 2022 au Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme.
Si vous désirez aller plus loin :
Si Lewen. The Parade : L’odyssée d’un artiste, le catalogue de l’exposition par Art Spiegelman, aux éditions Flammarion. 150 pages. 65,00€.
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