« La douleur », d’Emmanuel Finkiel : Douleur, qu’attends-tu de moi ? 

C’est une belle œuvre que nous donne à voir Emmanuel Finkiel, réalisateur français, peu connu du grand public mais primé maintes fois par les jurys de festivals de cinéma et césarisé. Il est si peu médiatisé que je l’avais un peu oublié, et pourtant j’ai encore en mémoire son premier film,Voyage, qui retraçait trois destins de femmes après la Shoah, un sujet récurrent de son œuvre.

D’une grande beauté esthétique, La douleur est un film poignant qui laisse son empreinte dans la tête longtemps après les dernières images. Quand il prend fin, on respire, on reprends ses esprits. Perturbé, la voix de Marguerite, incarnée par Mélanie Thierry, est encore dans nos oreilles.

Les films d’Emmanuel Finkiel n’ont pas eu le succès mérité et n’ont été vus que par d’heureux cinéphiles. Et pourtant, ils sont marqués par une mise en scène toujours soignée et un réalisme poignant, toujours très bien interprétés avec des sujets qui touchent et donnent à réfléchir, que ce soit la Shoah, le racisme ou la maladie.

La douleur franchit une autre étape. C’est une œuvre rare qui remplit sa mission, celle de nous faire connaître ce texte de Marguerite Duras. Pas facile, mais mission accomplie !

Par touches délicates, tel un peintre qui met au fur et à mesure ses couleurs sur sa toile pour dévoiler ensuite le chef d’œuvre qu’il avait en tête, le film d’Emmanuel Finkiel  nous fait entrer petit à petit dans le monde de Marguerite Duras, qui fut connue du grand public pour son livre L’amant, qui reçut le Goncourt et s’est vendu à plus de deux millions d’exemplaires ! C’est tout le bien que je souhaite à Emmanuel Finkiel et à son équipe.

On se lie avec elle. On respire avec elle, on retient son souffle, on entre dans son monde teinté de silence et de théâtralité. Teinté aussi de mensonges délibérés.

Même sans avoir lu le livre, on sent, on perçoit la vulnérabilité de Marguerite, on devine ses peurs et ses angoisses, ses peines et ses non-dits car Emmanuel Finkiel a ce don de faire vivre les instants, les êtres, pour les amener à nous.

Elle est silencieuse
Elle est théâtrale
Elle est belle
Elle est inquiète
Elle est forte intérieurement et extérieurement
Et pourtant
Elle est si fragile dans ce monde fait d’incohérences et de Collaboration

Elle, c’est Marguerite, interprétée par Mélanie Thierry. Son visage, ses gestes, ses mouvements, sa voix, ses intonations, son phrasé… Je ne sais pas comment cela se passe, je sais juste que cela existe uniquement par l’immense talent de l’actrice. Sublime. Forcément sublime !

Enfermée dans son appartement de la rue Saint-Benoît, elle attends le retour de son mari, l’écrivain Robert Antelme, figure de la Résistance arrêté en juin 1944 avec sa sœur Marie-Louise (morte en déportation à qui il dédia son livre L’espèce humaine), et interné à la prison de Fresnes avant d’être déporté vers le camp de Buchenwald, où il est affecté au sein d’un kommando extérieur, Gandersheim, qu’il atteint le 2 octobre 1944.

Ils tombèrent ensemble dans un guet-apens, Duras parvint à s’échapper. Elle attend et cette attente est interminable. Elle vit dans une terreur constante qui laisse libre court son imagination.Elle appréhende à la fois de le voir et de ne pas le revoir. Elle écrit, écrit sans cesse pour ne pas mourir.

Pour elle, le comble de la douleur est de ne pas pouvoir l’aider. Son impuissance est sa douleur.

Là, on reconnaît Duras. Elle va tenter l’inimaginable : séduire le flic pour obtenir des renseignements. En faire trop, en dire trop, vivre intensément même dans la peur et la compromission.

Son « roman » mettait mal à l’aise, justement parce qu’il n’avait pas de perspective morale et que la seule morale qu’il défendait, c’est celle qui consiste à ne rien cacher, à tout dire, même ce qui peut faire mal. Peut-on se séparer d’un survivant des camps au moment où il revient ?

La douleur exerce sur notre vie une réflexion individuelle, Marguerite Duras nous permet de sortir du cliché femme/mari ; collaborateur/résistant ; communiste /pétainiste ; pétainiste /Gaulliste

Emmanuel Finkiel est un virtuose de l’âme et des sensations car son film redonne au texte de Marguerite Duras toute sa force avec tous les questionnements qui la tourmentaient pendant l’attente. Son texte est présent, en voix off. Le film est construit autour des mots de l’auteure. C’est ce qui fait que ce film ne ressemble à aucun autre.

Les mots de Duras résonnent. L’actrice s’efface. Duras revit.

Le réalisateur a inventé un nouveau cinéma, pas un nouveau regard. Un cinéma qui restitue à un texte son âme. Ici, les mots de Duras retrouvent toute leur âme dans chaque plan, dans chaque geste de Mélanie Thierry. Dans sa façon d’articuler, dans sa façon de fumer… Et cette voix off qui, tout en douceur, fait écho aux regards et aux mouvements.

Mélanie Thierry a un talent fou. Elle crève l’écran. Elle est prodigieuse. on la regarde, on vibre avec elle, qui rend Marguerite si présente et si réelle, tantôt fière, tantôt apeurée, tantôt maladroite, tantôt roublarde. Elle devient Marguerite. Mais peut-être est-ce Marguerite qui la possède ? Comme Duras a possédé la France entière par sa littérature « coup de poing ». Marguerite la médium ; l’ensorceleuse ; la narcissique.

Dans certaines scènes souvent éprouvantes, le personnage se dédouble. Une manière de faire croire que c’est une autre qui vit tout cela, que celle qui a tant attendu ait pu un instant oublier qu’elle a tant écrit. Cela n’est peut être dû qu’à un dédoublement de la personnalité. Une femme borderline dirait-on aujourd’hui.

« Elles sont victimes des passions qui les traversent – comme quand, du fait de l’amant chinois, je me suis mise à mentir à ma mère -, déchirées par le dédoublement d’une personnalité qui leur échappe, avant toute chose, j’ajouterais la faculté d’affronter jusqu’au bout l’expérience de la douleur sans s’en faire anéantir. »

Autour de Mélanie Thierry, il y a un casting tout aussi réussi. Tous les interprètes sont parfaits. Dionys Mascolo, l’amant de Marguerite qui devient l’ami du couple Duras/Antelme et ira chercher Robert Antelme à Dauchau, est bien campé par un Benjamin Biolay plus âgé que le vrai Dionys, mais cela ne choque pas. Il est à l’écart et si proche de Marguerite, il la couve de son regard, et c’est lui qui plus tard lui donnera l’enfant tant désiré.

Dans La douleur est abordée la mort du bébé de Marguerite en 1942, une cause du désamour de Marguerite envers Robert Antelme. La Perte d’un enfant est un grand chagrin dont on ne se remet pas vraiment. Mais elle perdit son jeune frère aussi la même année, ce qui lui causa une grande détresse psychique et une dépression en découlât.

Benjamin Biolay, très calmement, exprime l’amour reposant dont l’écrivaine a tant besoin. Il est très en retrait, presque comme un bon copain. L’histoire d’amour entre Marguerite et Dionys est juste suggérée, par quelques gestes pudiques, des bras ou des mains qui se touchent.

Benoît Magimel, lui, tient à la perfection le rôle de Pierre Rabier, le flic français collaborateur auprès duquel Marguerite tente d’obtenir des informations sur le sort de son mari. Elle veut connaître qui l’a dénoncé. Le personnage est d’une ambiguïté extrême. Avec sa caméra inquisitrice, Emmanuel Finkiel nous trouble par les regards et les sourires posés sur l’écrivaine. Les mains de Rabier touchent Marguerite, un rapport fait de mépris et d’attirance. L’actrice est filmé comme une reine. J’en fus gênée. Peut-on être séduite par n’importe qui ? Peut-on coucher avec l’ennemi pour sauver un parent, un mari ?

Marguerite joue un double jeu, toute sa vie fut ainsi. Elle passa de la petite Collaboration (on lui confia, sous le régime de Vichy, des responsabilités au Comité d’organisation du livre qui gère, sous la haute surveillance de la Propogandastaffel, la distribution de papier aux éditeurs) à la Résistance. Elle n’a rien fait d’absolument indigne « en collaborant », et elle n’a rien fait de particulier « en résistant ». Elle devint résistante comme son mari grâce à leur rencontre avec Mitterrand.

A la Libération, Duras, comme il se doit, se fait communiste. Puis elle devint anti-gaulliste, puis socialiste. La politique lui permettait le questionnement. Elle défendit Brasillach (à Pivot, elle dit « Il a fait quoi Brassillach ? ») et toute sa vie, elle défendit les Juifs et se rappelait – ou rappelait – leur génocide. Elle avait dit que jusqu’à son dernier souffle, elle penserait à eux, sa dernière pensée serait pour les Juifs. Comme une reine, Marguerite Duras disait ce qu’elle voulait et n’avait jamais honte. Son enfance en Indochine doit y être pour quelque chose.

Laura Adler, sa dernière biographe, a dit d’elle qu’elle était « une experte en mensonges », « une professionnelle de la confession inexacte, un peintre surdoué de la fausse perspective, de l’aveu truqué et du passé recomposé » ; au point parfois de ne plus savoir faire la différence entre ce qu’elle avait vécu, ce qu’elle avait cru vivre et ce qu’elle avait écrit. Cette manière de montrer que dans la vie tout n’est pas tout blanc et tout n’est pas tout noir, que chacun peut receler en soi à la fois le meilleur et le pire.

Magimel est tout en nuances, glissant tantôt vers le registre de la fragilité (un pauvre mec qui n’a pas été compris et qui veut ouvrir une galerie d’art à la fin de la guerre !), tantôt vers des arguments sociaux (pas né dans la bonne famille). Mais c’est surtout la Collaboration qui transpire de sa peau. Certains partagèrent les idées des nazis juste pour s’en sortir, d’autres au contraire défendaient ardemment ces idées fascistes, dont de nombreux intellectuels.

Et un grand nombre ont basculé parce que leur milieu social ne leur permettait d’accéder à des postes supérieurs et que le nazisme leur fournissait ce que leur ego demandait. Rabier était de ceux-là :

« Je suis très flatté d’être assis à la même table qu’un écrivain » dit-il, lors de leur première rencontre. « Vous me méprisez, les gens comme vous méprisent les gens comme moi » lui dit-il quand elle l’éconduit. Elle veut connaître la vérité, il veut la séduire… S’ensuit un jeu du chat et de la souris. Entre répulsion et désir, le duo flirte avec la mort dans une jouissance inavouable, et on ne sait plus lequel des deux manipule l’autre. Lequel est le bourreau ou la victime.

Vient ensuite une scène admirable où Marguerite, avec d’autres femmes, attends son tour à la prison de Fresnes pour voir les prisonniers et comprennent en un éclair que le camion qui sort emporte leurs hommes pour les camps. Elles hurlent et une nouvelle attente s’installe. La pire…

Et dans toute cette atmosphère étouffante et lugubre, il y a un personnage fabuleux, tendre, si différent de Marguerite qui personnifie l’amour d’une maman, l’amour maternel. C’est Madame Kats, incarnée par l’extraordinaire Shulamit Adar, une actrice fétiche d’Emmanuel Finkiel qui fut Rivka dans son film Voyage. Madame Kats attend le retour de son enfant handicapé qui a été pris par les Allemands. Elle attend, elle range, elle prie, elle repasse, elle plie, c’est un ange sur cette terre. Attendrissante.

La deuxième partie du film rayonne par sa présence. C’est son amour pour son enfant qui nous fait verser des larmes. Même quand on lui annonce la mort de sa fille, elle espère encore. Elle quitte Marguerite pour retourner à Lyon. « On ne sait jamais, dit-elle , si les gens se sont trompés. » Madame Kats défie D.ieu.

Dans le groupe d’amis résistants, il y a un personnage important et énigmatique ; Jacques Morland, joué par Grégoire Leprince-Ringuet qui interprète à la perfection ce rôle de l’homme qui agit dans l’ombre, solitaire, discret et décideur. Pour ceux qui n’ont pas lu le livre, c’est le nom de guerre de François Mitterrand quand il est entré dans la Résistance et a créé Le mouvement National des Prisonniers de Guerre et Déportés. C’est lui qui trouve Robert Antelme et le sauve de la mort à Dachau.

Le 4 avril 1945, quarante déportés non-transportables du kommando de Gandersheim sont fusillés, et 450 détenus survivants commencent leur marche de la mort vers le camp de Dachau, atteint trois semaines plus tard. Antelme est dans cette marche, il survivra.

Arrivés sur place le 29 avril 1945, les soldats américains découvrent 180 survivants. François Mitterrand, en mission officielle à Dachau, est interpellé par un homme qu’il ne reconnaît pas tout de suite. Il s’agit de Robert Antelme qui ne pèse alors guère plus de 30kg, et n’a pas l’autorisation administrative de sortir du camp, placé en quarantaine à cause du Typhus. Alertés, ses amis Dionys Mascolo et Georges Beauchamp réussissent à le faire sortir clandestinement et à le maintenir en vie jusqu’à son retour en France, et sa prise en charge médicale.

Avec le retour à Paris de Robert Antelme, un autre chapitre de vie s’annonce et Marguerite sait qu’elle ne peut plus reculer. « Je savais qu’il savait, qu’il savait qu’à chaque heure de chaque jour,  je pensais : il n’est pas mort au camp de concentration. »

Ce film va permettre au roman de revivre, et de donner l’occasion aux jeunes de se questionner autour de la France sous l’Occupation, de la Collaboration et de l’Amour. De mettre des mots sur l’innommable. Lecture difficile mais nécessaire. La douleur n’est pas de la littérature. Si cela en avait été, La douleur aurait été un chef-d’œuvre. Mais il est bien plus que ça, incomparable, inclassable.

Inclassable comme le film le film d’Emmanuel Finkiel, à qui je souhaite beaucoup de succès.

Une réussite. A voir et à lire.

Myriam HALIMI pour Cultures-J.com.

La douleur, d’Emmanuel Finkiel, en salle le 24 janvier 2018.

Si vous désirez aller plus loin :

La douleur, de Marguerite Duras, aux éditions Folio. 217 pages. 6,60€.
L’amant, de Marguerite Duras, aux éditions de Minuit. 145 pages. 12,00€.
L’espèce humaine, de Robert Antelme, aux éditions Gallimard. 321 pages. 11,50€.
La Résistance : Une morale en action, de Laurent Douzou, aux éditions Découvertes Gallimard. 128 pages. 15,10€.
Marguerite Duras, de Laura Adler, aux éditions Folio. 960 pages. 12,50€.

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