« La ruine de sa demeure » : le témoignage de Mathieu Pernot à la Fondation Cartier-Bresson…

Au seuil de l’exposition, on est accueilli par un très grand format représentant ce qui fut naguère une chambre, un endroit où l’on vécut, où l’on dormit, où l’on rêva, où l’on crut en l’avenir — peut-être même en y faisant des enfants —, et qui n’est plus qu’un indescriptible amas d’étrangetés sans ordre ni raison.

Un lit à moitié bancal sur lequel s’entassent des tissus, des morceaux de bois, des pièces de literie…, le tout recouvert d’une poussière que vient hanter la lumière rasante venant de l’extérieur. Au mur, une gravure ancienne représentant l’utopique passé, un coin de nature, des animaux, la vie apaisée.

Bref, la vie de ce qui fut, la mort de ce qui est. La ruine de sa demeure…

Au point de départ de toute l’histoire, le photographe Mathieu Pernot hérite d’un vieil album de photographies réalisées par son grand-père et datant de 1926. Le genre de relique familiale qui se transmet de génération en génération, avec émotion et respect, chacun s’efforçant de reconnaître ou deviner l’oncle, la tante, la grand-mère, le grand-père… dans ces visages à demi effacés, dans ces silhouettes totalement rongées par l’oxydation du temps.

Et voilà le photographe parti sur les traces du passé familial, à Beyrouth tout d’abord, où vécut et travailla son grand-père, puis à Tripoli, et en Syrie, en Irak, dans tous les endroits que connut et visita son aïeul.

A Beyrouth, la première fois qu’il y retourne, Mathieu Pernot retrouve l’immeuble où logèrent ses grands-parents et où son père passa son enfance. L’immeuble est en mauvais état mais il est encore habité et, par une sorte d’étrange ironie du sort, l’appartement des grands-parents, au troisième étage, est devenu un AirBnB, qu’il loue durant quelques jours.

Lorsqu’il va revenir à Beyrouth en 2021, l’immeuble ne sera plus habitable : entre temps, le 4 août 2020 a eu lieu l’explosion d’un stock de nitrate d’ammonium dans le port de Beyrouth, tuant 215 personnes et détruisant des quartiers entier de la ville. Par la faute d’une négligence stupide, la mort s’est emparée de cette cité heureuse. Lorsque Mathieu Pernot revoit l’immeuble, le garde-corps du balcon de l’appartement s’est effondré et, désormais, il ne sert plus qu’à interdire l’entrée.

L’édifice avait survécu à la guerre civile et à la spéculation immobilière, il n’a pas survécu à la logique inhumaine du profit commercial. La ruine de sa demeure…

Mathieu Pernot poursuit son périple. Et, cette fois, ce n’est plus la mémoire familiale qui est mise à mal, mais la mémoire du monde. Il explore Alep, dont la vieille ville a été détruite. Idem pour la vieille ville de Mossoul. Il parcourt la plaine de Ninive en Irak, plaine dans laquelle se trouvaient des ruines assyriennes ainsi que des sites chrétiens, musulmans et yézidis. En 2014, l’État Islamique prit possession des lieux et détruisit presque l’intégralité des œuvres. Il atteint le site archéologique de Nimroud où se dressaient les ruines de l’une des plus importantes villes assyriennes datant du VIIIe avant JC. Et là encore, le site a été entièrement dynamité par Daech en 2015. Dans la ville chrétienne de Karakoch, la ville chrétienne à quelques kilomètres à peine, les bas-reliefs ont été endommagés. On découvre ainsi, au cours de l’exposition, ce génie ailé, sur un bas-relief assyrien, qu’une déflagration a balafré, ou enncore ce couple touchant — la femme penchée vers l’homme qu’elle cherche à embrasser tendrement —, et qui sera à tout jamais séparé par la déchirure brutale d’un éclat d’obus.

Mathieu Pernot nous prend à témoin : ce que l’homme a bâti et qui faisait sa fierté ne signifie plus désormais que sa honte et sa bêtise.

Les sites millénaires connus parmi les plus prestigieux au monde ont été réduits en poussière. L’art est tombé aux mains des soudards, le beau a été défiguré par l’ignoble.

Ainsi, de photographie en photographie, émerge subtilement une émotion puissante, une émotion à fleur d’image. Celle du recueillement stupéfait devant l’horreur de la destruction. On ne peut guère que se taire et, avec l’auteur des photos, retenir ses larmes.

Emotion également devant ceux, hommes et femmes, jeunes et vieux, qui persistent à peupler les ruines : d’un immeuble tripolitain dont ne semble subsister qu’une façade lépreuse émergent les silhouettes gracieuses et fluettes de deux jeunes filles, comme si de rien la vie s’acharnait à renaître. Ou bien dans la cour dévastée de ce qui fut jadis un édifice, ce groupe d’hommes qui s’obstinent à vouloir rebâtir, uniquement équipés de leurs mains nues et de leur bonne volonté.

Emotion enfin devant la profonde intelligence et la sincère humanité du regard de Mathieu Pernot. Parfois, dans l’exposition, certaines photos se répondent et se complètent, deux par deux, comme si l’une achevait le tracé de l’autre, tel pan de mur reprenant le pan précédant, telle teinte lumineuse venant s’harmoniser à l’autre teinte. Et ce par-delà même les cadres. Comme si eux, ces cadres, ne faisaient que limiter le propos, comme s’il fallait oser aller plus loin, dans le rapprochement, la proximité, l’écho, l’ailleurs.

Ainsi ces deux photos côte à côte du quartier sunnite de Bab Al-Tebbaneh — sur la photo de gauche —, et de celui des alaouites de la colline de Jabal Mohsen sur celle de droite. Entre les deux quartiers de Tripoli qui connurent des affrontements sanglants entre 2011 et 2014, se trouve — ironie parfois monstrueuse de l’Histoire — la « rue de Syrie ». Les deux photos sont de dimensions différentes, elles semblent comme accoudées l’une à l’autre et, entre elles, le pan de mur lui-même les sépare : il suffirait d’un effort de bonne volonté pour raccorder entre eux les éléments épars du puzzle de l’Humanité.

« On couche toujours avec des morts » chantait Léo Ferré dans les années soixante-dix, et c’est le genre de pensée amère que pourrait reprendre à son compte le photographe Mathieu Pernot.

La ruine de sa demeure, jusqu’au 19 juin 2022 à la Fondation Henri Cartier-Bresson.

Si vous désirez aller plus loin :

La ruine de sa demeure, de Mathieu Pernot, aux éditions Xavier Barral. 215 pages. 45,00€.

Si vous désirez aller plus loin :

Beyrouth 2020. Journal d’un effondrement, de Charif Majdalani, aux éditions Actes Sud. 176 pages. 7,00€.
Le quatrième mur, de Sorj Chalandon, aux éditions Livre de Poche. 336 pages. 7,20€.
Histoire de Beyrouth, de Samir Kassir, aux éditions Tempus Perrin. 840 pages. 12,00€.
Beyrouth à coeur ouvert, ouvrage collectif aux éditions Victor le Brun. 100 pages. 30,00€.

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