Albert Kahn et Stefan Zweig : récit d’une rencontre inédite…

Nul ne peut franchir les grilles du jardin de Boulogne sans éprouver une pensée émue pour Albert Kahn, l’homme qui conçut cet univers en miniature fait de nature et de délicatesse, d’art et d’évidence, de raffinement et de transparence.

Nul ne peut avoir parcouru les premières pages de La confusion des sentiments ou du Joueur d’échecs sans ressentir une irrésistible empathie pour leur auteur : Stefan Zweig.

Le beau rêve des choses inachevées est l’histoire de la rencontre entre Albert Khan et Stefan Zweig, rencontre qui, en réalité, autant qu’on le sache, n’eut jamais lieu mais que tout aurait rendu plausible.

Certes, ces deux-là ne se ressemblaient guère : outre les vingt années qui les séparaient, l’un était homme de finance tandis que l’autre resta, sa vie durant, foncièrement artiste. L’un, Khan, était d’origine modeste, l’autre, Zweig, était fils de la bourgeoisie autrichienne. L’un voulait à tout prix passer des diplômes pour échapper à sa condition, l’autre méprisait ces mêmes diplômes parce qu’ils ne lui avaient guère servi à comprendre le réel. Ils se retrouvèrent même, au début de la Grande Guerre, revêtus d’uniformes opposés : l’un dans les rangs français, l’autre dans les rangs allemands.

Mais qu’importe ! certains êtres se reconnaissent à la lumière dont ils sont porteurs, et l’on peut être différent de l’autre tout en lui ressemblant intensément par l’esprit, par l’idée, comme on dirait de l’intérieur ; on sait que les communions les plus sincères sont celles des âmes.

Khan et Zweig partageaient bien des valeurs, et il en est abondamment question dans cet ouvrage en particulier : « le pacifisme, l’universalisme, l’Europe ».

Il est fréquemment savoureux de rencontrer un Stefan Zweig dont on sait que sa désillusion le conduira au suicide, qui tente maladroitement de remonter le moral au vieillard Albert Khan, seul, ruiné, abattu par l’adversité.

« Heureusement qu’il existe de par le monde des pacifistes, des utopistes. Des gens comme vous. Ils font quand même avancer les idées. Et n’oublions pas l’art qui console de bien des choses. »

Ce roman est aussi l’histoire d’une époque, et d’une époque troublée : l’éruption tout juste apaisée de la Grande Guerre, les étincelles — à l’Est comme à l’Ouest — de révolutions marxistes plus ou moins abouties, une crise économique majeure et enfin le surgissement d’une bête immonde sous les  traits d’un ridicule nabot moustachu et malingre. Et puis, dans ce maelstrom de désespoirs, ces deux-là, Khan et Sweig, comme des êtres de lumière, comme des anges inattendus et pourtant présents.

Par ailleurs, on notera également que le livre est truffé d’anecdotes inédites et souvent croustillantes : le socle de la statue de la liberté à New York, dont le financement ne fut rendu possible que grâce à la collecte de fonds menée par le célèbre Joseph Pulitzer ; les habitants du Champ de Mars à Paris, qui intentèrent un procès à l’Etat français parce qu’ils craignaient que la Tour Eiffel ne leur tombe dessus ; le Balzac de Rodin qui connut une telle cabale qu’il provoqua les mêmes antagonismes que l’affaire Dreyfus, et ce quelques années à peine après la fin de cette dernière ; Augustin Trébuchon, soldat de première classe de l’armée française qui fut tué d’une balle dans la tête le 11 novembre 1918 vers 10h 45, soit quinze minutes à peine avant l’Armistice… Et pour transmettre une dépêche annonçant à son chef que la soupe était servie.

Autant d’histoires, de petites histoires, qui auraient pu constituer à elles seules des sujets de romans, et qu’Albert Khan distille au fur et à mesure à son interlocuteur ravi.

Ces deux-là, Khan et Zweig, Janine Gerson a sans doute raison de les représenter l’un par l’autre intimidés, osant à peine se poser des questions, soucieux de ne pas déranger. Ces deux-là possédaient en commun la délicatesse, cette porcelaine de la pensée qui, à bien des égards, est une politesse majeure.

A propos de délicatesse, il convient de rendre un hommage tout particulier à l’extrême humilité avec laquelle Janine Gerson a su composer son aquarelle de mots : elle laisse parler ses grands hommes pour ne pas déformer leurs propos et leurs pensées. Elle leur rend hommage en s’effaçant elle-même. Ce faisant, elle donne toute sa valeur à ce personnage étonnant que fut Albert Khan, banquier philanthrope, homme de toutes les utopies, pacifiste mais d’abord humaniste, éternel célibataire, perpétuel voyageur, travailleur acharné pour le bien-être de l’Humanité tout entière et faisant sienne la phrase de Michelet : « Au XXème siècle, la France déclarera la paix au monde ».

Dans l’unique ouvrage que signa Albert Khan, Des droits et des devoirs des Gouvernements, il écrivait ceci :

« Les générations futures se demanderont avec stupéfaction comment une catastrophe comme celle d’aujourd’hui a pu se produire, englobant toutes les nations. Comment une grande portion de la richesse de la Terre a pu être anéantie…« 

  Une telle formule reste, hélas, terriblement d’actualité.

Le beau rêve des choses inachevées, de Janine Gerson, aux édtions Edilivre. 186 pages. 17,50€.

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