« Les dernières heures », le nouveau roman de Ruth Druart…

« Qu’est-ce qui est juste, Joséphine ?, lance Sebastian à sa fille. Il n’y a que des choix, souvent difficiles. » Et ce roman, précisément, est le récit des choix que commirent certains dans des circonstances difficiles.

Le roman de Ruth Druart est, d’emblée, ancré entre deux réalités, celle de 1944 et celle de 1963, deux époques centrées sur deux femmes, une mère Elise et sa fille Joséphine.

En 1963, elles vivent à Trégastel, dans les Cotes d’Armor, au bord de la mer, mais autant dire que l’une, Elise, vit au bord de l’amer depuis la fin tragique de son grand amour, et que l’autre, Joséphine, vit au bord de la mère, tant elle se sent distante de celle-ci à cause d’un secret de famille inavouable qu’elle ne peut que pressentir.

Entre elles deux pèse le lourd fardeau des secrets familiaux qui se trouve être, de plus, lié aux  secrets de la grande Histoire ;  les amourettes de chacun prises dans l’étau, les bouleversements, le coït honteux du destin du Monde.

Au départ d’ailleurs, le roman présente toutes les apparences de la facilité, presque de la légèreté, et aurait pu se solder par une petite bluette sentimentale mais, au fur et à mesure, le récit se densifie et se complexifie.

Comme si la réalité, notre réalité, toute la réalité, ne pouvait être simple qu’à sa surface seulement. Et les cinq parties successives vont creuser les implicites de l’histoire de chaque personnage comme les cinq actes d’une tragédie.

Les dernières heures nous conte l’histoire poignante de gens qui étaient fait pour s’aimer au premier regard, au premier mot échangé, et que la grande nuit irrationnelle du destin va séparer de manière implacable : Elise, la timide jeune femme qui veut lutter à sa manière contre la barbarie fasciste ; Sebastian, qui eut la malchance de naître en Allemagne au début du XXème siècle et se trouva donc enrôlé dans les jeunesses hitlériennes, et embrigadé de force dans l’armée de la honte ; leur fille Joséphine, solaire et vibrante qui veut vivre la vérité de ses dix-sept ans et comprendre, surtout comprendre… Et puis aussi Soizic qui porte sur les épaules le deuil jamais éteint de sa fille unique, résistante martyrisée par les nazis ; son frère, Monsieur Le Calvez, libraire humaniste à Paris, et qui n’avait pour seul tort que celui de faire confiance à la petite lueur de fraternité qu’il percevait dans les yeux de certains, fussent-ils allemands ; et les parents d’Elise qui commirent des erreurs, eux aussi, en toute bonne foi.

Ce roman, comme tout roman, est une histoire de mots, et l’auteur, à l’évidence, s’en amuse : il y a les mots que l’on tait en 1944, comme le mot « juif », ou bien en 1963 le mot « boche ».

Il y a les mots qui, au final, ne correspondent pas tout à fait à la réalité, ou correspondent à plusieurs réalités. Celui par exemple de « collaborateur ».

Les mots sont autant de pièges sous les pas de ceux qui les emploient, pièges de langage, pièges de la pensée ; ainsi être allemand ou français en 1944 puisqu’on peut être les deux à la fois.

« Les mots ont un pouvoir. Ils peuvent vous abattre, vous élever, vous étreindre le cœur, vous faire tomber amoureux. Ou vous faire détester. »

Sebastian, lui, le sait pertinemment puisqu’il est traducteur, et que les langues sont comme autant de milieux naturels dans lesquels la réalité se perçoit de manière différente.

Ce roman est aussi, fatalement, une histoire de lettres : celle qui disparaît, comme elliptique, avalée, refoulée par la prononciation lorsque Sébastian désigne Elise en l’appelant « Lise », comme s’il faisait d’elle une tout autre femme que celle que connaissaient sa famille, ses amis, ses proches. Et puis les lettres, celles qu’on envoie, les 101 lettres (un peu comme il y eut jadis 1001 nuits en Orient) que Sebastian voulait adresser à Elise et que le père d’Elise a gardées, cachées, soustraites. Les lettres également que Sebastian est chargé par l’armée allemande de traduire, lettres de dénonciations, autant de preuves de l’hypocrisie qui règne en France durant l’Occupation, de la lâcheté profonde de ce peuple qui se prétend digne héritiers des Lumières, de ces corbeaux qui s’abattirent sur le territoire durant quatre années.

Ainsi, souterrainement, au fur et à mesure du récit, s’élabore une sorte de poétique discrète de la pensée, celle quotidienne qui forge l’espérance des témoins et acteurs de l’époque.

Les dernières heures ce sont, certes, en 1944, celles de l’occupation allemande, celles de cette guerre atroce qui provoqua tant de victimes innocentes, et durant laquelle fut perpétrée la Shoah ; mais ce sont aussi les dernières heures du grand amour qui unit Sebastian et Elise, le crépuscule annoncé de ce sentiment radieux ; et puis encore, ce sont les dernières heures d’innocence pour Joséphine qui va, en quelques mois, passer du territoire protégé de l’enfance aux périls de l’adolescence, à travers l’irruption du secret de sa conception.

« Gagnée, la guerre ? Y avait-il vraiment des gagnants ? Il me semblait que nous avions chacun perdu quelque chose. Tout ne serait désormais plus que spectacle. »

Les dernières heures, de Ruth Druart, aux éditions City. 384 pages. 22,00€.

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