1/7. Les Juifs de Prague : mille ans de rayonnement européen…

L’histoire des Juifs en Bohême et en Moravie est considérée comme étant l’une des plus anciennes d’Europe. Au 10ème siècle déjà, on trouve trace d’une présence juive dans cette région à travers les écrits d’Ibrahim Ibn Jacob, voyageur, marchand et diplomate Juif arabe de Tolède : 

« Les russes et les slaves y viennent de leurs villes royales avec leurs biens. Et les Musulmans, les Juifs et les Turcs y arrivent aussi depuis le pays des Turcs avec des marchandises et des monnaies. »

Ibrahim Ibn Jacob, 965.

Ce que confirme également en 1091 le chroniqueur Kosmas, qui évoque la présence de marchands Juifs à Prague, composant une entité culturelle et économique à part entière, y vendant bijoux, étoffes rares, sel et épices. La communauté de l’époque est alors concentrée près du marché princier, sous le château de Prague. La présence d’une synagogue à cet endroit est attestée en 1124, mais elle sera incendiée en 1142 suite à l’invasion du prince Konrad II de Znojmo.

Cinq ans plus tard, lorsqu’est lancé l’appel à la Croisade, les premiers pogroms vont éclater au sein des communautés juives d’Europe, principalement du fait des croisés eux-mêmes, qui traversent les villes en route vers la « libération » de la Terre Sainte. Pour des raisons de « sécurité », les Juifs vont être rassemblés dans un même quartier muré, composé d’une trentaine de rues et ruelles – dont les rues Siroka, Pinkasova, Rabinska et Belelesova, actuelle rue Maiselova, composaient les principaux axes -, et fermé par six portes, « portae Judaeorum », dont la dernière ne disparut qu’en 1822.

En marge du reste de la population et considérés comme des « serviteurs de la chambre royale » par le Concile de Latran en 1215, les Juifs se voient interdire le droit d’accès à la terre, leur activité professionnelle ne se limitant désormais presque qu’à l’usure.

Si bien d’autres actes antisémites plus ou moins cruels ponctuèrent les décennies suivantes, l’un d’entre eux resta particulièrement gravé dans la conscience collective : en avril 1389, lors de la fête de Pessah – la Pâque juive -, des Juifs auraient jeté des pierres sur un prêtre portant le Saint Sacrement à un malade. Sous l’impulsion de prédicateurs, face à une foule déchaînée, plus de trois mille Juifs vont être massacrés en moins de deux jours, et le ghetto pillé et presque entièrement incendié. Ironiquement, ce pogrom restera gravé dans les mémoires sous le nom de « Passion des Juifs de Prague », en référence bien sûr à la passion du Christ, dont ils sont tenus pour responsables.

Malgré cela, les Juifs de Prague connaîtront de longues périodes de calme et de prospérité, bénéficiant à de nombreuses reprises de la protection des souverains. A tel point que le statut et la « grande liberté » dont ils jouissaient allaient peu à peu attirer les Juifs d’Europe en quête de sécurité, mais aussi de nombreuses élites, professeurs, scientifiques ou rabbins…

Alors que Prague accueille la première imprimerie hébraïque du monde, le règne de Maximilien II est marqué en 1567 par un décret octroyant aux Juifs de le ville une totale liberté de culte, de circulation et de commerce, politique de protection poursuivie par Rodolphe II.

Prague connaît alors son apogée et devient un centre architectural, culturel et intellectuel au rayonnement européen. Les fortunes d’autodidactes ou de banquiers vont s’y construire, dont celle de Jacob Bassevi, fournisseur des armées, et surtout de Marcus Moderchaï ben Samuel Meisl. Extrêmement influent, primat de la cité juive et Ministre des Finances doté d’une fortune colossale – des Habsbourg à Rodolphe II, les souverain d’Europe sont ses clients -, sa position au sein de la communauté permit au quartier et aux Juifs de Prague d’accéder à une autonomie totale. Toutes les voies publiques du ghetto seront pavées, et il dotera le quartier d’un hospice, d’un hôpital, et d’un hôtel de ville, siège administratif reconnaissable grâce à son horloge flanquée de lettres hébraïques et à son mécanisme inversé. Le cimetière juif sera agrandi, et de nouveaux lieux de culte seront édifiés, dont la synagogue Haute, jouxtant l’hôtel de ville, ou encore la synagogue Maisel, qui était à l’origine la synagogue privée du banquier.

Sous les auspices de Mordechaï Maisel, le ghetto juif de Prague connaîtra sa plus grande prospérité.

Bien qu’expulsés à deux reprises – en 1541 car ils furent accusés d’espionnage en faveur des ennemis turcs, puis en 1744 -, Prague deviendra à l’aube du 18ème siècle la plus grande ville juive d’Europe, avec plus de 120.000 Juifs. Et de nouveau, les israélites vont y bénéficier de la protection bienveillante du souverain Joseph II, si bien disposé à leur égard que le quartier Juif de Josefov lui rend hommage. Dans son édit de tolérance de 1781, le « Toleranzpatent », Joseph II accorde aux Juifs la liberté religieuse ainsi que la plupart des droits dont disposent les autres citoyens de la ville. Ils ont désormais accès à l’enseignement secondaire et supérieur, marqué par l’ouverture de la première école « germano-juive » le 2 mai 1782. Une élite moderniste apparait alors, et malgré un antisémitisme toujours bien présent, les Juifs vont peu à peu quitter le ghetto de Josefov pour s’installer dans d’autres quartiers de la ville, faisant sortir de terre de nouvelles synagogues tandis que dans le même temps, leurs logements insalubres voient arriver des praguois d’origine modeste, non-juifs.

Afin d’offrir à Prague un urbanisme « à la Haussmann », mais aussi d’assainir un quartier devenu par trop insalubre – surpeuplement, épidémies de maladies contagieuses, mortalité très élevée – , la municipalité lance un grand projet de réaménagement du quartier de Josefov, qui sera presque intégralement détruit entre 1893 et 1917. Il convient aussi de préciser que ce quartier représentait un manque d’élégance sur la cité, qui aurait dû briller par son prestige à l’instar des autres cités européennes, ses voisines Vienne et Budapest en tête. Au profit de dizaines de nouveaux immeubles Art Nouveau, les rues et ruelles originales de Josefov vont partir en ruines, tout comme de nombreuses synagogues : Wechslerova, Cikanova ou Velkodvorska, suivant le même destin tragique que les synagogues Nouvelle, Zigueuner, ou encore de la Grande Cour, fondée en 1627 par le primat de la cité juive de l’époque, Jacob Bashevi de Treuenburg.

Six d’entre elles sont cependant épargnées, livrant aujourd’hui un ultime témoignage du faste du judaïsme praguois de l’époque, qui comptait jusqu’à neuf synagogues au début du 18ème siècle.

En mars 1939, l’Allemagne nazie envahit la Bohême-Moravie, place la région sous protectorat et y applique immédiatement sa législation antisémite. A l’automne 1941, les célébrations religieuses sont interdites et les synagogues fermées. Le 16 octobre 1941, le premier convoi de déportation quitte Prague. Sur les quelques 135.000 Juifs que compte alors la Tchécoslovaquie, 77.279 seront déportés vers Terezin, et vers d’autres camps d’extermination nazis.

Malgré le désir du troisième Reich d’effacer les Juifs de l’Histoire de l’Europe, Prague va conserver un patrimoine israélite absolument exceptionnel, qui attire chaque années des milliers de touristes arpentant les rues et ruelles de son très complet parcours “Prague juive”. L’explication, simple s’il en est, est que les nazis souhaitaient créer dans le quartier de Josefov un « musée exotique d’une race éteinte ». Et pour se faire, ils amenèrent à Prague quantité d’objets issus des pillages des synagogues d’Europe Centrale afin de les exposer ici, lesquels étaient principalement conservés dans la synagogue Klausen.

Constituant aujourd’hui le fonds artistique et culturel de nombreux musées et synagogues de la ville, ce projet aura au moins eu le mérite de sauvegarder et d’amener jusqu’à nous une grande partie de ce patrimoine millénaire.

Malgré les expulsions, les pogroms, les menaces ou encore le tragique épisode de la Shoah, depuis plus de mille ans, jamais l’influence juive de Prague ne fut interrompue, expliquant sans doute pourquoi la ville occupe dans l’histoire et la traditions juives une place si particulière, au même titre que Jérusalem. 

Aujourd’hui, on compte environ 7.000 juifs en République Tchèque, dont environ 1.200 à Prague.

Lire la suite :
2/7. La synagogue Vieille-Nouvelle, la plus ancienne synagogue d’Europe…

Si vous désirez aller plus loin :

Le Messianisme juif dans la pensée du Maharal de Prague, de Benjamin Gross, aux éditions Albin Michel. 388 pages. 18,60€.
Prague fatale, de Philip Kerr, aux éditions du Masque. 407 pages. 22,00€.
Le kabbaliste de Prague, de Marek Halter, aux éditions J’ai lu. 288 pages. 7,70€.
Le cimetière de Prague, d’Umberto Eco, aux éditions Livre de Poche. 576 pages. 8,40€.
Franz Kafka à Prague, de Gérard-Georges Lemaire et Hélène Moulonguet, aux éditions du Chêne. 170 pages. 20,00€.
La famille Kafka de Prague, d’Alena Wagnerova, aux éditions Grasset. 22à pages. 15,30€.
Le Golem, de Gustav Meyrink, aux éditions Flammarion. 321 pages. 10,50€.
Le Golem : légendes du ghetto de Prague, de Chajim Bloch, aux éditions Samuel Tastet. 208 pages. 15,00€.

Et pour la jeunesse :

L’ombre du Golem, de Benjamin Lacombe et Eliette Abécassis, aux éditions Flammarion. 180 pages. 25,00€.
Le kabbaliste de Prague (tome 1), de Makyo, Luca Raimondo et Marek Halter, aux éditions Glénat. 56 pages. 14,50€.
Le kabbaliste de Prague (tome 2), de Makyo, Luca Raimondo et Marek Halter, aux éditions Glénat. 56 pages. 14,50€.

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