
Quand le rideau s’ouvre, elle est effondrée devant son verre, dans la pose de la Buveuse d’absinthe de Degas. Elle a beau dire, d’emblée, qu’elle ne boit plus, il lui suffira d’évoquer devant nous, devant les passants, devant la rue, devant Paris, son passé pour réclamer un autre verre.

Elle, c’est Marie Caillaud, entrée à onze ans comme domestique chez madame Sand, et affublée très vite d’un surnom ridicule, « Marie des poules », pour la distinguer de l’autre Marie, la gouvernante. Et aussi parce que l’une de ses fonctions consistera précisément à aller voir les poules pour en ramener les œufs, comme si, dans cette maison bourgeoise, c’était elle, la petite servante qui amenait la vie…
Pour l’évocation, elle se lève et elle se met progressivement, puis de plus en plus prestement, à occuper l’espace, tout l’espace : la grande toile brune et ocre qui tapisse le fond comme un rappel de la nature, à la fois claire et sinistre ; la maison de poupée reproduisant Nohant et posée en fond de scène ; le banc de pierre sur lequel on ira s’asseoir pour converser, échanger, embrasser ; et enfin la scène, toute la scène, à la fois lieu du quotidien et lieu dramatique…
Marie Caillaud, fille de paysans, berrichonne bornée, affublée d’un accent à la limite du compréhensible, illettrée, têtue, parfois gourde, mais si gentille fille que le fils de la maison ne peut qu’éprouver le désir de la trousser. Toutes les conditions sont réunies pour que Marie Caillaud soit une potiche sans réaction, docile et fidèle. Mais allez donc savoir les aléas du hasard ? Et si, par hasard, elle était intelligente ?
Marie sera à la fois élevée par la compassion précieuse de Georges Sand qui l’éduque, lui apprend à lire et écrire, la fait devenir comédienne, et par Maurice, le fils pour lequel elle éprouvera un amour à la fois intense et dévorant. Elevée mais ensuite rabaissée, humiliée, ramenée à sa condition première. Comme si Marie des poules avait été victime d’une double tragédie, sanctionnée par une double peine : être née femme, être née pauvre !
Rien ni personne ne saura l’aider à sortir de sa fatalité sociale, ni Georges Sand, qui elle-même « écrivait pour se sentir libre et donc n’arrêtait pas d’écrire », ni le fils, Maurice, qui n’a pas le courage de dédaigner les impératifs de sa condition et des conventions sociales, bien qu’il aimât passionnément – il finit par l’avouer – la petite souillon.
Béatrice Agenin, vue il y a peu dans Suite Française au théâtre La Bruyère, ne joue pas, elle incarne : il lui suffit d’un geste, les cheveux qu’on lâche, l’étole qu’on fait glisser, la voilette qu’on ajuste, pour rajeunir de vingt ans, ou vieillir de trente, devenir la grande Georges Sand ou son humble servante, parler comme une analphabète ou s’exprimer en tragédienne. Elle est plus qu’une femme, elle en est plusieurs à la fois, et parfois d’une réplique à l’autre.
Elle est aidée, épaulée, soutenue, par la mise en scène brillante de son partenaire, Arnaud Denis : les personnages s’incarnent théâtralement, soit par la chair, soit par les métaphores des marionnettes et des figurines, comme si chacun, tour à tour, manipulait et était manipulé par un plus fort que lui, provisoirement, à tout jamais. Pied de nez du destin ou de la société…
Il faut également rendre hommage au texte splendide de Gérard Savoisien, à la fois très littéraire et toujours très vivant : il distille les formules qui font passer le frisson ou l’indignation et puis, l’instant d’après, provoque le rire.
Marie des poules, effondrée devant son absinthe : on se prend à espérer qu’elle ne soit qu’une figure du passé !
Marie des poules, actuellement au théâtre Montparnasse.
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