« Négritude et Judéité : balades en noir et blanc », de Maurice Maurice Dorès

Maurice Dorès, psychiatre, ethnologue, écrivain et réalisateur, ancien Directeur de Recherche à Paris VIII, a toujours mené un dialogue  fructueux entre les juifs et les noirs de par le monde.

Auteur d’un livre pionnier en 1992, La beauté de Cham, mondes juifs, mondes noirs, et de plusieurs films dont Black Israel, il publie en janvier 2021 Négritude et judéité : balades en noir et blanc.

Parcourons une page d’histoire tout en poésie, passion et surprises

Maurice Dorès nous propose donc une promenade tout en couleurs et en saveurs autour du monde noir, et son rapport avec le monde juif. Il nous promène chez les juifs d’Éthiopie, les « hébreux noirs », les bédouins noirs, les immigrés africains en Israël, les juifs d’Afrique et du Rwanda, les juifs noirs d’Amérique, les juifs noirs de France, et il conclut par des rencontres déterminantes de personnalités intellectuelles et artistiques qui ont jalonné son parcours.

L’expérience de la précarité de la condition humaine rassemble les Juifs et les Noirs

Ce tour du monde en noir et blanc s’avère être une promenade littéraire historique, dense, extrêmement bien analysée et documentée, au style fluide, simple, précis et juste. Elle a le mérite d’ouvrir des perspectives étonnantes sur toutes les fausses idées et interprétations sur le monde noir en rapport avec le monde juif. En ethnologue éclairé, Maurice Dorès ne publie ni de réalise de films hors de son travail de terrain ; il s’y implique totalement et profondément, et offre un panorama complet dans le temps et l’espace des liens entre juifs et noirs.

Cet ouvrage recèle une foison de rencontres de terrain qui lui ont fait comprendre de l’intérieur toutes les histoires de vie individuelles ou collectives. Ce qui lui importe est de dépeindre le fait juif et le fait noir pour parler de la civilisation et de la culture qui les unit, et non pas de débattre de la judéité ou non des noirs.

Il met en lumière la fermeture idéologique de certains milieux dits « de gauche » qui contestent et ont du mal à assimiler la figure du noir, le bon noir anti-colonialiste à celle du juif. Il établit, en premier lieu, les liens étroits entre les épisodes bibliques et la présence très ancienne des noirs dans les  régions du Nil, de l’Euphrate et de la montagne de Judée ; le terme « kouchi« , l’éthiopien, apparaît plusieurs fois en la personne de Tsiporah. Et comme le proclame Amos :

« N’êtes-vous pas pour moi comme les fils de l’Éthiopie, enfants d’Israël.« 

Les éthiopiens

Il fait allusion ici à Jacques Milankovitch — qui a fait l’objet d’un film réalisé par Maurice Dorès — et à Aescolly, deux juifs polonais de Lodz, « explorateurs de falashas » et « éthiopisants ». Il rappelle l’Opération Moïse en 1984, ainsi que l’Opération Salomon en 1991, qui ramenèrent un grand nombre d’éthiopiens en Israël. Deux événement qui changèrent le destin de milliers de familles.

Aujourd’hui, environ 120.000 éthiopiens sont installés en Israël, qu’ils ressentent comme leur terre, avec un fort sentiment d’affection et d’attachement. La reconnaissance de l’identité juive des Beta Israël n’a pas été évidente car il y eut beaucoup d’obstacles émanant de rabbins, qui ont exigé une conversion.

Maurice Dorès, lui, est convaincu que l’Éthiopie a été juive avant d’être chrétienne, dans un brassage de population important.

Accueil chaleureux des éthiopiens dans les débuts, avant qu’ils ne soient accusés de « mauvais sang » donnant lieu à de violents affrontements. Cela a conduit à ce que les plus jeunes d’entre eux partent en quête de leurs origines et de leur racines noires ; en témoigne la grande célébration du judaïsme éthiopien, la sigdiata, dont le but est d’intégrer la culture éthiopienne au sein de la culture israélienne.

Les immigrés africains en Israël

On note la présence noire juive de diverses origines d’Afrique, des États-Unis de France et d’Israël. Des milliers de soudanais et d’érythréens nommés mistanenin, ou « infiltrés », se sont installés en Israël pour y travailler et fuir un pays tyranniques dans lequel ils vivaient dans des conditions épouvantables.

Ils se regroupaient autour de Tami Shachnaey, leur leader, une femme charismatique et pacifiste qui s’est battue légalement pour donner plus de droits aux immigrés ; tous se retrouvaient dans un certain climat d’insécurité et de rejet de la part d’un noyau d’israéliens.

La plupart des africains (ghanéens, kenyans ou nigériens), entrés illégalement, effectuaient des travaux  de ménage chez des particuliers ou des entreprises, faisant d’Israël un véritable kaléidoscope.

Comment se rapprocher d’un judaïsme noir en devenir sans perdre de vue la Halakha

Concernant les noirs en Israel, à Dimona vivent plus de 1.000 noirs américains, des « hébreux israélites » qui suivent les préceptes de la Torah qu’ils interprètent à leur façon, avec une spiritualité nouvelle. Ce qui leur importe était l’observation des Commandement, sans référence à la conversion ou aux racines juives.

Maurice Dorès a rencontre des hommes et des femmes qui  étaient jadis des leaders du monde noir, que ce soit Shimshon Adishna, converti à l’orthodoxie, Nathan Gamzede de Safed, haredi de la mouvance lithuanienne et petit-fils d’un roi du Zimbabwe, Yona Zianga, de Centrafrique, reconnu comme juif par le Beth Din, Hai Ben Daniel, qui représente la communauté juive nigérienne, ou encore Shalem Coulibaly, philosophe originaire de Cote d’Ivoire et co-fondateur de l’Association JUAF.

Son également présents en Israël :

Les Afros-Palestiniens : d’origine africaine, ils vivent à Jérusalem et viennent du Tchad, du Nigeria, du Sénégal ou du Soudan ; ils sont sujet à des rejets pour la couleur de leur peau, leur engagements pro-arabes, et font l’objet d’une surveillance policière particulière.

Les bédouins noirs : installés dans le désert du Néguev, ils étaient esclaves des bédouins blancs. Ils apprennent à connaître à la fois la culture israélienne et africaine, pour ne que leur mémoire s’efface.

« La recherche des traces juives en Afrique a le goût du rêve et de la légende ; elle réunit les mystères du continent noir et celui des dix tribus perdues d’Israël. Les noirs trouvent la preuve de leur attachement au Peuple Élu. Les juifs en attendent l’espoir d’une fraternité des exilés. »

Maurice DORÈS.

Les choses ont quelque peu changé suite à de récentes découvertes. Les dix tribus ne sont plus perdues, mais dispersées Des centaines de familles observent des coutumes juives qui les séduisent, et beaucoup reviennent au judaïsme.

Certains juifs noirs considèrent leur identité juive comme un état de fait et non comme une revendication, et ne sont pas tous intéresses par la conversion.

Maurice Dorès note la présence des juifs à Tombouctou, sous le règne de souverains africains où est pratiqué le statut de dhimmi suivant la loi islamique. Ils se nomment les Bani Israël et sont le fruit de métissages biologique et culturel.

Les Juifs portugais au Cap Vert observent le souvenir du shabbat et de Pessah, et ont soif d’une culture perdue puis retrouvée, restant fidèles malgré des siècles d’inquisition et de persécution. Pour eux, « le mot juif était lourd, difficile, honteux et dangereux. »

Chez les afro-brésiliens, il s’agit d’une « aventure flamboyante« , avec comme ancêtre célèbre le personnage légendaire de Franco de Souza. Les souvenirs des origines juives s’effacent avec le temps dans un cosmopolitisme et un métissage certain.

En ce qui concerne les juifs africains, des groupes judaïsants apparaissent dans des pays comme le Nigeria, le Ghana, l’Ouganda, le Zimbawe, le Mali, le Cameroun. Maurice Dorès conteste l’entreprise de déconstruction des racines profondes du judaïsme noir que diffuse notamment Edith  Bruder, qui véhicule des idées fausses à ce sujet.

La raison première du judaïsme noir est la rencontre de l’universalisme juif et de la spiritualité africaine

« Les juifs noirs ont toujours existé. Personne ne les a inventés, leur existence importe plus que la mythologie de leur origine.« 

Maurice Dorès.

En fin connaisseur du fait juif et noir, il précise bien qu’il ne s’agit pas de « prosélytisme mais de de ramener au sein du peuple de frères dispersés, égarés ou forcés dans le passé à abjurer leur foi. » Il nous propose un rapide mais complet panorama des juifs des pays africains, avec leur spécificité mais aussi leurs constances communes.

Les Juifs du Nigeria, les Ibs, sont issus de la descendance d’Abraham et de Ketoura, et respectent plusieurs Commandements tels que la cacheroute, le shabbat, l’impureté vis-à-vis des morts, les règles de la nidah

Les juifs de Ghana, réunis autour de « the house of  Israël« , suivent un grand nombre de légendes et de récits attachés aux personnages de la Bible sur les six fils d’Abraham, Noé, le Roi Salomon…, liant le cosmopolitisme des juifs au syncrétisme des africains.

Les Abayudaya, cultivateurs d’Ouganda, pratiquent le judaïsme suivant la Loi de Moise, avec une volonté de renforcer et de régénérer le Peuple juif par la conversion des peuples.

Les Lemba d’Afrique du Sud observent quant à eux des rites anciens (cacheroute et shabbat), ce qui caractérise des peuples de migrants.

Les juifs d’Afrique du Sud furent les compagnons de Nelson Mandela ; ils  luttèrent contre l’apartheid et souffrirent de préjugés raciaux. La plupart de ces juifs est partie vivre en Israël ou aux États-Unis.

On note également la présence des juifs du Congo, communauté constituée de Juifs de Rhodes, les bamilekes, qui développèrent une communauté au Cameroun, et les danites, venant quant à eux de Côte d’Ivoire.

Le judaïsme africain cherche donc à se faire entendre et connaître, en refusant de se laisser enfermer dans le discours réducteur des universitaires.

« Cultiver la mémoire  est un exercice difficile entre un discours universaliste qui efface la singularité des victimes, et un repli identitaire qui réduit l’écho.« 

Le texte sur les juifs du Rwanda est particulier car il parle de rencontres entre les vivants et les morts, les survivants et les tueurs, après les 800.000 tutsis massacrés en trois mois en 1994 ; ces « frères juifs ,frères tutsi, frèreshumains« , mais aussi « frères de détresse et frères d’allégresse.« 

Maurice Dorès établit des similitudes entre le génocide des tutsi et la Shoah, reprenant leurs caractéristiques communes tout en gardant leur spécificité, à savoir : le fort sentiment de culpabilité des survivants, la grande solidarité, l’endoctrinement, la haine, l’idéologie raciste, la préparation et l’organisation des massacres, la négation des faits, la campagne de désinformation, la méthode de révisionnistes, l’objectif de faire disparaitre un peuple, la déshumanisation, et enfin le silence des gouvernements.

Des rencontres capitales ont été faites sur le processus du traumatisme, sur la réhabilitation psychologique, les rituels, les groupes de parole et les commémorations qui aident à surmonter la souffrance. Le mémorial de la Shoah fait une place au génocide des tutsis par des rencontres entre anciens rescapés tutsi et déportés juifs, notamment entre Esther Mujawayo et Simone Veil, qui se sont « heurtées au mur du silence et de l’incrédulité« .

Quelques juifs rwandais ont connu les mêmes mécanismes de rejet et d’exclusion, comme l’imposition du numerus clausus et l’interdiction d’accéder à de hautes fonctions administratives. Maurice Dorès insiste enfin sur le danger de la compétition victimaire au nom de la mémoire de l’esclavage et de la colonisation.

Les juifs noirs en Amérique

Il dresse ensuite un tableau sur les juifs afro-américains qui sont, pour la plupart, originaires des Barbades, de la Jamaique et des Caraibes. Ils se sont installés au début du 20ème siècle notamment à New York et Chicago.

Des liens unissent les juifs et les noirs, avec comme symbole leur chant négro spirituals, let my people go, l’esclavage appartenant à la Mémoire collective des deux peuples. On note de nombreuses références au sionisme par Marcus Garvey, surnommé le « Moïse noir », leader du mouvement UNIA.

L’adhésion au judaïsme n’est pas une conversion mais un retour…

Le judaïsme noir est divers et en pleine extension, et compte parmi eux des esclaves venus d’Afrique, déportés par familles entières à la Jamaïque, et attentifs à suivre des coutumes et des traditions juives.

Qu’ils soient de coutumes orthodoxes ou libérales, les juifs noirs se passionnent autant pour l’histoire de l’esclavage que pour l’histoire juive. Il y eut une forte critique des sociologues et universitaires qui se focalisent sur des particularités, au lieu d’étudier les expériences vécues des pratiques religieuses et non-religieuses, ainsi que leurs points communs avec les juifs à travers le monde. Les rabbins noirs non-favorables à la conversion tiennent à préserver l’indépendance de leurs institutions, qui leur font dire que chacun est noir et juif à sa façon.

Maurice Dorès note qu’un grand nombre de personnalités afro-américaines, descendant de migrants et exerçant surtout dans le domaine de la musique où se mêlent jazz, reggae, rap, klezmer et même hazanout, ont des ascendances juives.

On voit que la négritude est née d’un sentiment d’exil

Enfin, il nous entraine dans le monde juif et noir en France à travers  l’existence de plusieurs associations crées autour du monde juif et noir :

A citer tout d’abord l’JUAJ, fondée par Abdoulaye Barro qui œuvre « au rapprochement entre juifs et africains sur la base de leur identités respectives« .

Puis le CIM, Coopération Iles de Mer, a été créé par Dominique Bobi après un séjour en Israel, convaincu « que la rédemption  du peuple noir allait suivre le modele de la rédemption du  peuple juif« .

Maurice Dorès évoque également le rôle de Michele Maillet, première speakrine noire à la télévision, qui a publié L’étoile noire et retrace la déportation des noirs dans les camps nazis.

Puis a été créée L’AJN, l’Amitié Judéo-Noire, qui est une émanation du CRIF dont l’objectif était de rechercher des traces juives chez les ancêtres  africains, les Bani Israel.

En 2007, une nouvelle association a été fondée par Gershon Nduwa, d’origine congolaise, qui suit un parcours insolite : entré d’abord au MJLF,  puis chez les conservateurs, il fréquente enfin les Breslev. Il se découvre invisible, « noir parmi les juifs et juif au milieu des africains » ; souvent victime de racisme, il combat pour la reconnaissance des juifs noirs.

A également été créée l’association Amifarafina par Hortense Bile, fille d’un ambassadeur de Côte d’Ivoire en Israel, association affiliée à l’ATJM, avec le rabbin Gabriel Fahri.

Les rencontres entre juifs et noirs sont de nature magnétiques

Maurice Dorès conclut son ouvrage avec des rencontres  déterminantes, dont celle d’Elianne Amado Valensi. Autant de références qui l’ont accompagné tout au long de ses balades… en noir et blanc. Tout d’abord André Chouraqui et Gaston Paul Effra, écrivains reconnus ; Michael Lerner et Cornel West, auteurs de l’ouvrage Jews and black ; Laurence  Salzmann, photographe de Face to face, un livre sur les noirs et les juifs ; Gerard et Natania Etienne, écrivains haitiens ; Martine Schlanger ; Amados, député congolais ; André et Simone Schwarz-Bart, écrivains au parcours éprouvant ; Ben Zimet, chanteur-conteur qui a contribué à mêler musique yiddish et sénégalaise ; Yael Naim et David Donatien, musiciens  et chanteurs.

Laissez vous porter dans ce voyage à travers le temps et les continents.

Négritude et Judéité : Balades en noir et blanc, de Maurice Dorès, aux éditions Les Indes Savantes. 173 pages. 20,00€.

Si vous désirez aller plus loin :

Aliyah, Israël, migrants noirs, Falashas…, de Jean-Marc Soboth, Shlomit Abel et Eliahou Abel, aux éditions Independently Published. 110 pages. 9,37€.
Les Juifs d’Ethiopie : de Gondar à la Terre promise, de Lisa Anteby-Yemini, aux éditions Albin Michel. 240 pages. 9,50€.
Manifeste des Juifs noirs, de Gershon Nduwa, aux éditions Publishroom. 200 pages. 20,00€.
Les Falashas, nègres errants du Peuple Juif, de Tidiane N’Diaye, aux éditions Gallimard. 240 pages. 23,00€.
Les Juifs éthiopiens en Israël, chronique d’une intégration manquée ?, de Lisa Anteby-Yemini, aux éditions CNRS. 612 pages. 35,39€.

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