Patrick Zachmann, un voyage dans les mémoires sombres de l’Humanité…

On est accueilli dans l’exposition Voyages de Mémoire par une immense photographie représentant des ombres portées, celles d’hommes coiffés du chapeau à larges bords immédiatement identifiable : ce sont les membres d’un orchestre hassidique à la salle Gaveau en 1981.

Des ombres : c’est que Patrick Zachmann est né d’un silence. Lui dont la mère — du propre aveu de cette dernière — brûlait les photos de famille, est devenu photographe. Et la photographie est devenue son moyen d’expression, sa façon de dire, son art de rompre le silence. Il a voulu prendre des photos pour saisir le monde et le comprendre. Prendre des photos pour comprendre, enfin, ce miroir qu’on lui tendait en permanence en retour, avec souvent pas mal d’agressivité : celui de la judéité.

De celle-ci, on ne parlait pas dans la famille.

La mère, marocaine séfarade, celle qui jette les photos, ne voulait pas épouser un juif mais un Parisien (sans se dire qu’on pouvait être les deux à la fois) ; son père, bellevillois authentique mais dont le nom, typiquement ashkénaze, conservait encore le souvenir tacite des parents disparus dans la grande nuit douloureuse d’Auschwitz. On n’en parlait pas, on ne fêtait pas Kippour, on faisait semblant d’avoir oublié le yiddish. On était juif, certes, mais laïque.

Mais l’Histoire ne s’oublie pas si aisément, et les traumas demeurent et se transmettent, à la façon d’une maladie génétique.

C’est pourquoi il était inévitable que Patrick Zachmann s’interrogeât un jour et se mette à enquêter autour de lui, près de lui, ici, ailleurs, partout, tant dans le vaste monde que dans le grenier de sa mémoire, pour enfin comprendre : qu’est-ce que c’est qu’être juif ? quel en est l’essence et le sens ? A quoi bon être juif si l’on n’est pas croyant ? Est-on alors juif tout à fait ? Et pourquoi ?

Et, depuis lors,  il interroge l’univers avec son appareil photo, il interroge les visages, cherchant à chaque fois à faire se diriger les regards vers l’objectif pour exprimer la peine ou la joie, le désir ou la douleur. Sa mère fixe le photographe tandis que ses deux sœurs, dans un même mouvement de pudeur ou de gêne, se détournent. C’est Ma mère et ses deux soeurs, Paris 1982. Il interroge les lieux, ce qu’ils conservent au fond d’eux, de pesanteur de vie ou de mort : les restes calcinés du crématoire de Birkenau où périrent ses grands-parents, tel Auschwitz, en 2000.

Patrick Zachmann procède par séries successives, dont aucune ne vient d’une commande mais d’une attirance, proche du magnétisme.

Car il se rend compte que ce silence familial est également un silence du monde et qu’il faut, à force de photos, parvenir à le surmonter, ce silence. Il se rend à Jérusalem pour photographier les survivants de l’Holocauste réunis, mondialement, pour la première fois en 1981. Seulement !…

Il se rend au Chili, en Argentine, au Rwanda pour, à chaque fois, rompre le silence, et aboutir, inévitablement, à Auschwitz, en 2000. Parce que se préoccuper des meurtres partout dans l’univers, c’est aussi revenir à ses propres origines, à ses grands-parents assassinés par les nazis.

Photographier les survivants Tutsi, c’est comme photographier les survivants de la Shoah : le principe est le même, la force est la même, l’énergie volontaire est la même.

La photo ne fait pas que sauver de l’oubli, elle ne fait pas que témoigner, elle peut dire, ou sous-entendre, ou contenir, l’indicible. Elle englobe les mots, ceux, par exemple, qui furent prononcés entre Patrick Zachmann et son père, avant le décès de ce dernier. Cet échange, cette parole retrouvée, cette conversation ont rendu possible pour l’artiste de produire enfin une photo acceptable de son père : une photo qui authentifie la révélation du verbe. Comme si la pellicule imprimait des traits rendus à leur apaisement grâce aux mots qui avaient surgi.

La photo exprime, elle aussi, la fin du silence.

L’exposition de Patrick Zachmann nous offre l’accès au travail bouleversant d’un homme en quête de lui-même, parce qu’il ne cesse à aucun instant de parler de tous les hommes.

Patrick Zachmann. Voyages de Mémoire, au Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme jusqu’au 6 mars 2022.

Si vous désirez aller plus loin :

Voyages de mémoire, le catalogue de l’exposition, aux éditions Xavier Barral. 215 pages. 39,00€.
Patrick Zachmann, de Patrick Zachmann, aux éditions Actes Sud. 69 pages. 13,00€.
Notre-Dame. Histoire d’une renaissance, d’Olivier de Châlus et Patrick Zachmann, aux éditions Bayard Culture. 208 pages. 35,00€.

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