« Picasso et la préhistoire » : les arts premiers face au maître du cubisme, au Musée de l’Homme

Le 9 août 1822, au fond de la grotte des Rideaux, en Haute Garonne, le marquis René de Saint-Périer découvrait une petite représentation féminine d’une dizaine de centimètres de haut, sculptée dans un os de mammouth.

C’est un peu par hasard que ce féru d’archéologie avait trouvé ce qu’on nomma « la Vénus de Lespugue » : le hasard d’un coup de pioche qui d’ailleurs fit éclater la sculpture en onze morceaux. La Vénus fut immédiatement reconstituée et moulée en de multiples exemplaires.

Un jeune artiste espagnol, réfugié en France depuis quelques années, fit l’acquisition de deux de ces moulages et les plaça aussitôt chez lui, dans la vitrine où s’entassaient ses propres essais de sculptures et les œuvres de ses amis et de ses proches.

Il avait pour nom Pablo Picasso.

La « Dame » de Lespugue — la qualifier de Vénus la positionne d’emblée dans une tradition anachronique pour elle — avait de quoi fasciner l’espagnol : elle arbore avec volupté ses attributs féminins, un imposant fessier et un petit ventre rebondi, tout en se dressant selon une verticalité élancée quelque peu phallique.

Notre époque, qui n’est pas avare de formules faciles, la qualifierait de « non genrée ». Elle est tout à la fois stylisée et précise, évidente et rigoureuse, abstrait et incarnée.

Et elle conserve la rudesse franche de son élément d’origine, l’os, tout en affichant les marques d’un labeur humain, la technicité des tailles et des coupes.

Telles sont les particularités de cette sculpture qui vont alimenter les réflexions et les recherches de Picasso. Sa Femme lançant une pierre, huile sur toile de 1931, est, elle aussi, tout à la fois objet de nature et être vivant, tout à la fois homme et femme, tout à la fois évidence et raffinement. On pourrait presque la prendre pour l’interprétation de la « Vénus de Lespugue » par Picasso.

De la même façon que l’artiste avait montré de l’intérêt pour les arts premiers — et tout particulièrement pour la statuaire africaine —, il se passionne pour l’art du paléolithique que son époque, précisément, découvre.

Après tout, Picasso est né à peine deux ans après la découverte majeure de la grotte d’Altamira à Santillana del Mar, en Cantabrie, en 1879. Après tout, on découvre la grotte de Lascaux, ce chef-d’œuvre inégalé de l’art pariétal, en 1940, trois ans après que Picasso ne peigne Guernica, cette « préhistoire de l’art moderne ».

Picasso ne se prétend pas un scientifique, il est curieux ; il ne se positionne pas en spécialiste mais en intuitif. C’est ainsi qu’il se penche sur les incroyables relevés menés par l’Abbé Henri Breuil dans les années 20 — Relevé de la parti gauche du grand panneau du fond du Sanctuaire, Les trois frères, 1920-1938. Non seulement les dessins sont exécutés d’une main sûre, quasiment sans repentir, avec dextérité et précision, mais encore les représentations d’animaux, chevaux, aurochs, tigres… sont enchevêtrées les unes dans les autres, comme si l’on voulait donner l’illusion du mouvement.

Picasso s’en souviendra dans son puissant Acrobate bleu de 1929 : le personnage est pris dans son mouvement, bras et jambes désarticulés dans l’invraisemblance du déhanchement, et l’artiste laisse soigneusement percer ses repentirs comme pour accentuer le dynamisme de la pose.

Comme ses lointains prédécesseurs anonymes, Picasso rassemble des objets naturels auxquels il donne valeur et formes : des centaines de galets trouvés sur les plages d’Espagne ou de France, des centaines d’os et d’osselets, collectés dans l’assiette et soigneusement nettoyés.

La nature, l’objet premier, appartient à l’œuvre ; il en est, par avance, le signe et le porteur.

« Les galets sont si beaux qu’on a envie de les graver tous. Et la mer les travaille si bien, leur donne des formes si pures, si complètes, qu’il ne nous reste qu’un petit coup de pouce à donner pour en faire des œuvres d’art. »

Pablo Picasso à BRASSAÏ.

L’éminent galeriste Daniel-Henry Kahnweiler ne s’y trompe pas lorsqu’il publie en 1948 Les sculptures de Picasso, à partir des photographies de Brassaï et de Dora Maar. Les sculptures de Picasso possèdent cette évidence et cette transparence des objets de la nature. Et cette évidence, cette transparence, lui viennent en droite ligne du travail de ses lointains ancêtres, artistes des temps où l’on ne savait guère ce qu’était un artiste.

L’homme du paléolithique songe surtout à marquer sa présence. Il sait que son existence est brève et sa survie des plus douteuses, donc il veut imposer sa trace. Et il le fait fréquemment en imprimant sa main sur la roche, tel le « panneau des mains » dans la grotte d’El Castillo, à Puente Viesgo en Cantabrie. Des centaines de mains en négatif bordées de rouge, de brun et d’ocres.

Picasso rend hommage à cette marque humaine en faisant mouler sa propre main, poing serré, résolue et fière : Main de Picasso, moulage en plâtre, bois et métal, 1937. La trace de l’artiste.

Il est à noter que l’exposition Picasso et la préhistoire, si elle s’inscrit naturellement dans le cycle des différentes expositions venant célébrer le cinquantenaire de la disparition du grand artiste, vient également compléter le cycle du musée de l’Homme autour de l’art préhistorique.

Il est intéressant de visiter également l’exposition Arts et préhistoire ainsi que celle consacrée à la Vénus de Lespugue, toutes les deux dotées d’une scénographie agréable et facilement accessible pour un jeune public. C’est pour chacun l’occasion de découvrir, ou redécouvrir un art joyeux, riche et puissant, fait d’énergie et de couleurs.

Picasso et la préhistoire, jusqu’au au Musée de l’Homme.

Partagez vos impressions

Cet article vous intéresse ? Laissez un commentaire.

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.