Rencontre-interview avec Emmanuel Finkiel, réalisateur de « La douleur »

Dans le cadre de la sortie en salle demain de son dernier film La douleur, le réalisateur Emmanuel Finkiel a accepté de répondre à nos questions. Rencontre.

Cultures-J.com : Emmanuel Finkiel, bonjour et merci de nous accorder cette interview. Votre temps est précieux, la promotion du film La douleur a commencé il y a un moment, et il a déjà reçu plusieurs prix. Les critiques sont bonnes, le bouche à oreille fonctionne… Avez-vous pu prendre un peu de repos avant la sortie nationale ?
Emmanuel Finkiel : Non, le repos n’est pas d’actualité, j’attends la sortie du film.

C-J.com : Marguerite Duras est un auteur prolifique, aimé et détesté. Vous avez adapté le livre qui a été salué par tous pour son caractère spécifique où Duras, par son génie, exprime des sentiments paroxystiques et qui, par ses mots bruts, nous parle de l’indicible de son quotidien. La Douleur évoque une période que votre famille a connu, la Shoah. La famille de votre père n’a pas survécu à la déportation. Votre papa est-il encore en vie ? A-t-il, comme Mme Kats, attendu un retour improbable ?
E. F. : Mon père est décédé en 2005. Effectivement, il a fait partie de tous ces gens dont la vie a été une attente ; bien sûr, il savait que ses parents et son petit frère, arrêtés lors de la rafle du 16 juillet 1942, ne reviendraient pas, il en a eu la confirmation précise grâce notamment au travail de Serge Klarsfeld, mais néanmoins, je sentais qu’il attendait de manière diffuse et absolument irrationnelle.Quoi ? Qui ? Je dirais qu’il ne pouvait se résoudre à accepter de ne plus attendre.

C-J.com : Dans le générique du film, il est inscrit « film initié par Elsa Sylberstein »Est-ce grâce à elle que vous vous êtes lancé dans cette grande aventure ? Sans elle, auriez-vous osé vous attaquer à ce livre magistral, que vous aviez pourtant lu ?
C’est effectivement elle qui est venue avec l’idée de me faire écrire l’adaptation du livre, et cela a créé l’opportunité. J’ai dit oui sans plus réfléchir à la difficulté ou à la notoriété écrasante de l’œuvre.

C-J.com : Pour beaucoup, le livre de Duras, c’est le retour d’Antelme et sa déchéance physique. Pourquoi avoir décidé de ne pas tourner ces scènes ? Rendre cela visible aurait été irrespectueux, voyeur et quasi impossible ? La camera floute, ce flou laisse à notre cerveau d’imaginer cet inimaginable, comme dans le film Le Fils de Saul.
E. F. : Dès le début du travail d’écriture j’ai décidé de couper cette part considérable du récit de Duras. Je ne voyais comment il était possible de montrer son physique, son corps, sa chair. Mettre à la diète un acteur, le recréer en numérique ? Tout ça me semblait obscène, c’est effectivement quelque chose qu’on ne peut concrètement pas montrer à l’image sans tricher terriblement. J’ai donc choisi d’évoquer son retour sans montrer sa convalescence.

C-J.com : Dans Je ne suis pas un salaud, Mélanie Thierry joue aussi une femme forte, pleine de dignité. C’est une comédienne exceptionnelle. Comment s’est fait le choix de cette actrice, qui ne ressemble nullement à Duras ?
E. F. : Mélanie a fait les essais filmés que nous avons organisés avec plusieurs comédiennes. Le résultat de ce qu’elle a fait était proprement ahurissant. Elle était déjà quasiment le personnage. Et finalement elle nous fait penser très fortement à Duras (une Duras jeune qu’on ne peut qu’imaginer, faute d’avoir beaucoup d’images d’elle), ça ne passe pas par une ressemblance physique, encore que la petite taille aide pas mal, mais par un travail intérieur qui finit par jouer sur le physique, la posture, la tenue…

C-J.com : Les actrices se plaignent qu’il n’y ait pas assez de rôles pour elles, qu’arrivée à un certain âge, ces rôles deviennent rares. Vous offrez à Mélanie Thierry un rôle en or. Que pensez-vous  de la place des femmes dans le cinéma français ?
E. F. : Je crois que ça fait partie de la même malédiction que subissent les femmes dans la société, non ? Le cinéma est souvent un reflet assez fidèle de ce qui se passe dans la vie civile. Mais enfin, vous noterez que cette belle partition pour une femme, c’est bien une femme qui, à l’origine, l’écrit. J’ai juste fait le relais en somme !

C-J.com : La dernière biographie de Duras par Laura Adler a-t-elle été d’une aide précieuse pour mieux cerner l’ambiguïté du personnage ? Comment avez-vous procédé dans l’écriture de l’adaptation ?
E. F. : Oui. Car même si il s’agissait d’adapter exclusivement la fiction (à tendance autobiographique) qu’à écrit Duras, et de mettre en scène l’héroïne qu’elle décrit, il est vrai que le fait même qu’au cinéma il s’agit d’incarnation, il me paraissait incontournable de s’enquérir des vrais faits historiques. Quitte à tomber sur des paradoxes ou des mensonges même. Mais en règle générale, je ne m’occupe pas de la vraie Marguerite Duras, mais de son personnage fictionnel.

C-J.com : Sur quels documents, archives ou films, avez-vous puisé le matériel pour rendre si réel ce Paris occupé puis libéré ? (Le film se situe principalement dans le Paris de Saint-Germain-des-Prés, quartier de Duras, et la Gare d’Orsay)
E. F. : Oui j’ai regardé beaucoup d’archives, photos et films. Surtout ne pas faire appel aux clichés qui vous polluent l’esprit, tant l’iconographie du Paris occupé a été façonnée par le cinéma ou la télévision, féconds en la matière. Fuir ces représentations existantes, ne faire confiance qu’aux archives.

C-J.com : Que ce soit pour les costumes, la photographie ou les décors, votre équipe a admirablement réussi à reconstituer l’atmosphère du Paris de l’époque. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette équipe ? Certains avaient-ils déjà travaillé sur d’autres films portant sur cette période ?
E. F. : Anais Romand, qui a fait les costumes, est une grande artiste ; mais il a fallu un peu bataillé avec certains membres de son équipe pour que les costumes respirent la vie, ne soient pas effet de catalogue. Pour le décor c’est une autre histoire, je me suis beaucoup battu pour imposer ma vision d’un Paris noir et anthracite, ce qui n’était pas du tout la priorité de mon chef-décorateur. Beaucoup battu aussi pour que les choses soient « sur » l’écran et non pas dans l’organisation des équipes, du travail, les habitudes du métier, etc. Dans ce que j’appelle le « cirque » du cinéma. Vous l’aurez compris, si on veut que ce qu’on veut parvienne sur l’écran, il faut batailler, même (et surtout !) contre sa propre équipe.

C-J.com : Quel(s) metteur(s) en scène vous a (ont) donné envie de faire du cinéma ?
E. F. : Un tas… Chaplin, Godard, Hitchcock, Ozu, Bresson, Lang, Ford…

C-J.com : Est-ce qu’avec La Douleur, votre cinéma, votre façon de filmer a changé ?
E. F. : ​Non je ne crois pas. Sans doute ai-je ici été un peu plus loin dans le travail sur les longues focales. J’ai aussi osé quelques abstractions, ce que je n’avais pas fait à ce point auparavant.

C-J.com : La douleur a été présenté au Festival de Haïfa en octobre dernier. Est-ce que vous connaissez Israël ?
E. F. : Oui, je connais Israël depuis l’enfance. Nous avions de la famille là-bas, on allait les visiter. Puis plus tard, j’y ai tourné la troisième partie de mon premier film, Voyages. J’ai aussi été sélectionné au festival de Jérusalem pour ce même film. Enfin, j’ai tourné un documentaire sur un Kibboutz en Galilée.

C-J.com : Que pensez-vous du cinéma israélien ?
E. F. : On a assisté à un renouveau, une nouvelle vague du cinéma israélien, le choix des thèmes courageux et une recherche formelle souvent très intéressante.

C-J.com : Sur Cultures-J.com, on parle théâtre, exposition, cinéma, littérature… Avez-vous eu un coup de foudre sur un événement que vous aimeriez partager avec nos lecteurs ?
E. F. : En étant tout à fait franc, je sors à peine d’une immersion totale dans les derniers processus de fabrication de mon film, je redescends sur terre et ne suis pas vraiment au courant de ce qui se passe autour.

C-J.com : Merci beaucoup Emmanuel Finkiel.

Propos recueillis par Myriam HALIMI à Paris, en janvier 2018.

Si vous désirez aller plus loin :

La douleur, de Marguerite Duras, aux éditions Folio. 217 pages. 6,60€.
L’amant, de Marguerite Duras, aux éditions de Minuit. 145 pages. 12,00€.
L’espèce humaine, de Robert Antelme, aux éditions Gallimard. 321 pages. 11,50€.
La Résistance : Une morale en action, de Laurent Douzou, aux éditions Découvertes Gallimard. 128 pages. 15,10€.
Marguerite Duras, de Laura Adler, aux éditions Folio. 960 pages. 12,50€.

2 commentaires sur Rencontre-interview avec Emmanuel Finkiel, réalisateur de « La douleur »

  1. J’ai tujours ete emue et admirative des films d’E Finkiel
    Pour celui ci , j’hesite car le texte de Duras se suffit a lui meme tant il est producteur d’images et de sens ..c’est un choix hasardeux mais aussi courageux d’avoir voulu faire le film

    • Merci Monique pour votre commentaire. Effectivement, pas simple de porter à l’écran un tel texte, mais le résultat est vraiment très bon.
      Il sort en salle demain, et devrait être (nous l’espérons) à l’affiche durant plusieurs semaines. Le temps d’y réfléchir :o)

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