Du Moyen Âge à nos jours, l’émotion dans tous ses états au Musée Marmottan…

L’émotion. Elle est tout à la fois ce qu’on espère, et ce qu’on tait : une violence faite au corps en même temps que l’espoir à l’esprit susurré, l’évidence même de vivre et ce qu’on voudrait en vain masquer de notre psyché.

On pourrait la croire — on la croit, au moins depuis le XIXème siècle — profondément et uniquement humaine, comme une sorte de marque de fabrique intrinsèque, ou de définition même, de l’homo sapiens. On pourrait croire que, pour chacun de nous, l’enfance laisse des stigmates visibles que nulle éducation jamais ne saurait atténuer. Et pourtant !…

Et pourtant, l’émotion, elle aussi, possède son histoire qui est loin d’être évidente et directionnelle. Et l’on ne passe pas aisément de la Sainte Madeleine en pleurs qui n’exprime, en guise de larmes, que la présence symptomatique d’un mouchoir déplié qu’elle porte à ses yeux, à La suppliante de Picasso, dont les membres sont déformés littéralement par l’atroce douleur subie.

Ce ne sont pas seulement quatre siècles qui séparent les deux œuvres mais tout un gouffre de différences intimes, sociales, sociologiques et historiques, tel est le sujet de cette brillante exposition.

Dans un premier temps, et durant des siècles, on observe le contrôle imposé aux visages et aux gestes, comme si le corporel n’avait pas le droit d’être cité et que seuls les objets trahissent l’intériorité des humains : fleur, épée, plume ou manuscrit — un probable contrat de mariage — sont tenus à la main par les personnages sans que rien, dans leurs traits, ne dise leur ressenti.

Tout juste si dans Les fiancés, de Lucas de Leyde, la jeune fiancée s’autorise un geste affectueux sur l’épaule de son promis. Le visage, lui, demeure figé.

Les premiers portraits du grand Léonard ne montrent que des visages austères. Et la peur manifeste, lisible dans le regard, de la Marie-Madeleine repetante de Johannes Moreelse demeure une exception. L’émotion, par étymologie, est un « mouvement hors de soi ». Encore faut-il, pour l’exprimer, admettre qu’il se produise des choses en soi, et éprouver le désir de le faire savoir aux autres.

Tout change à partir de la fin XVIIème siècle — ce qu’expriment passablement bien les œuvres du Caravage et, en France, celles de Georges de La Tour —, et surtout à partir du XVIIIème : René Descartes et ses Passions de l’âme influencent Charles Le Brun, premier peintre du roi, ce qui va le mener à sa Méthode pour dessiner les passions. La mode de la passion en est désormais lancée et, avec elle, l’envie de les exprimer.

Vont s’ensuivre toute une série de travaux plus ou moins scientifiques qui vont, progressivement, comme autant d’ancêtres lointains de Sigmund Freud, explorer les mécanismes de l’émotion. Les artiste, désormais, s’efforcent, tels Franz Xaver Messerschmidt, d’exprimer cette même émotion. Il est, dès lors, admis, que le visage parle, au moins autant que les mots, que l’expression faciale traduit ce qui se produit souterrainement, que le rictus avoue,  que le corps trahit. D’où l’irruption d’une grammaire des émotions : sourcils levés, bouches closes ou béantes, mâchoires crispées, yeux implorants, larmes retenues, mains qui s’élèvent aux cieux ou dégringolent du corps.

Il faut parvenir à dire, par l’apparence, comme on le fait au théâtre : finis les masques, bienvenue aux grimaces, adieu la gravité sobre, bonjour l’expression corporelle.

Puis se produit au XIXème siècle le triomphe de l’émotion, le temps du Romantisme où le corps, soudain, s’allie au décor pour dire joies et peines, où les larmes se versent en cadence avec la pluie qui tombe du ciel.

Voici que le petit cirque de l’intimité se fait théâtre à cœur ouvert. Ainsi dans la Scène de l’époque des sagas norvégiennes de Knut Andreassen Baade où le héros, minuscule atome face à la nature surpuissante, la défie néanmoins de toute sa volonté. Ou bien encore La jeune femme de Chevalier Féréol de Bonnemaison, gracile silhouette mais qui symbolise la France martyrisée par la Révolution française et exprimant, par son visage autant que par son corps, la peur et le dégoût.

L’autre grande station de cette histoire sera la Première guerre mondiale et ses convulsions meurtrières qui vont, brutalement, condamner le corps à ne plus être que chair à canons.

On ne dit plus l’émotion, on la vit. Et le corps, le corps tout entier, est devenu de la peur qui continue à marcher. D’où cette métamorphose profonde de l’expression des émotions : la tête de femme d’Alexej von Jawlensky n’est qu’un amas de teintes vives ; celle de Jean Fautrier ne possède ni regard ni bouche ; chez Egon Schiele, les corps sont déchiquetés par la peur ou le désir…

Cette exposition touchante et forte possède le mérite de mettre l’accent sur un thème qui aurait pu paraître une évidence et qui est, précisément, l’inverse : rien n’est plus difficile à traduire concrètement sur la toile que l’émotion.

Rire, peur, désir, volonté, mépris, rage, vigilance, extase, adoration, terreur, stupéfaction, chagrin, dégoût, nous constituent, fondamentalement. Et il est délicat d’en donner l’équivalent grâce à des traits et des couleurs.

Le théâtre des émotions, jusqu’au 21 août 2022 au Musée Marmottan.

Si vous désirez aller plus loin :

Le théâtre des émotions, ouvrage collectif, aux éditions Hazan. 240 pages. 35,00€.
Mélancolies, d’Yves Hersant, aux éditions Bouquins. 990 pages. 29,40€.
L’empire des sens. De Boucher à Greuze, ouvrage collectif, aux éditions Paris Musées. 152 pages. 29,90€.
La Bible dans la peinture. Images, narrations et émotions, de Guy Bonneau, aux éditions Fides. 292 pages. 35,00€.
Art et émotions, ouvrage collectif, aux éditions Armand Colin, 480 pages. 38,50€.

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