Trois ans après sa disparition, Sam Szafran est à l’honneur au Musée de l’Orangerie

Comme bon nombre de gamins juifs nés en France juste avant la guerre, Sam Szafran avait très tôt rendez-vous avec son destin : à cinq ans, il échappe à la rafle du Vel’ d’Hiv’, puis au camp de Drancy, et sa famille multiplie les disparitions tragiques.

Plus tard, il racontera que sa fascination morbide pour les escaliers lui vient d’un oncle cruel qui l’avait tenu, quand il était gamin, par-dessus une rambarde en le menaçant de le lâcher. Mais on imagine bien que, dans la tête de l’enfant, les oncles cruels étaient nombreux, et parfois porteurs d’une croix gammée.

Sam Szafran peignait le quotidien : les choux, les escaliers, le feuillage…, tout ce qu’il avait sous les yeux ou dans sa mémoire. Mais ce quotidien était contaminé par le bizarre, comme un ver dans le fruit : l’étrange dans le sain, l’inquiétant dans le commun, le dangereux dans le familier.

Les escaliers — ces fameux escaliers mille et mille fois repris, refaits, re-dessinés — se déforment insidieusement, au point qu’on ne sait plus s’ils montent ou s’ils descendent. Peut-être font-ils les deux à la fois. Enfer ou paradis, qu’importe ? Cette Terre les contient l’un et l’autre…

Ce que cherchait Sam Szafran, c’était s’évader. Donc les perspectives se faisaient fuyantes, les murs s’effondraient à moitié, les fenêtres restaient béantes… On ne pouvait pas enfermer Sam Szafran. Plus jamais, plus personne !

Alors, même s’il peignait l’intérieur — par exemple dans la série des ateliers —, l’extérieur se trouvait dans l’intérieur. Il peignait son atelier, mais dans cet atelier, il pleuvait, il ventait, il neigeait, comme si le monde entier était présent, comme si le dehors, tout le dehors, était dans le dedans.

Cet atelier, il expliquait qu’il était à l’image du chaos qui régnait dans sa propre tête, mais il était aussi à l’image du  chaos de l’univers tout entier.

Chez lui, les espaces s’ouvraient, se fragmentaient, explosaient. Cela tenait fréquemment à quelque chose de cinématographique : ainsi, Sans titre, aquarelle et pastel sur soie de 2012, dans lequel les perspectives se déforment comme chez Fritz Lang ou Hitchcock, comme sous l’effet d’une focale qui déformerait le réel et intriguerait l’œil, comme si le monde avait glissé définitivement du côté de l’incompréhensible et du bizarre.

Ainsi encore en 1990-1992, Escaliers avec rampe et fenêtres dans lequel l’escalier et la fenêtre seuls continuent à subsister dans un univers privé de repères stables, perdus dans un espace indéfinissable. Un film de David Lynch en quelque sorte !

Les perspectives classiques, dans la peinture de Szafran, étaient déformées subtilement pour créer un sentiment de malaise. Cette perspective classique, celle de la Renaissance qu’il prétendait n’avoir jamais apprise. C’est possible : on n’apprend pas quand on a eu peur. Ou bien si l’on apprend, c’est à survivre, ou au moins à ne pas pleurer.

Pour s’exprimer, pendant longtemps, Szafran avait choisi le pastel, pour la délicatesse charnue de cette matière directement écrasée sur l’épaisse feuille de papier : le pastel, c’est direct, sensuel et rapide. Pas de séchage, pas d’attente.

Szafran donnait de la couleur comme on donne du pain aux oiseaux.

Puis, ce fut l’aquarelle, parfois sur la soie. Ce que voulait Szafran, c’était épuiser : épuiser les idées, épuiser les possibles, épuiser la matière, d’où la présence — chez beaucoup de peintres certes, mais chez Szafran particulièrement — des « séries ».

Épuiser, et puis combiner : le sec et le mouillé, le précis et le flou, le méticuleux et l’énergique, le miniature et le gigantesque, l’intérieur et l’extérieur, le scientifique et l’artistique, le littéraire et le pictural, la nature et l’humain…

Sam Szafran se vivait en permanence à l’image de son ami, le funambule Philippe Petit, qu’il représenta au fusain en 1969, vu du dessous : par la perspective et à cause de l’effort, le câble ne paraît pas droit, mais le funambule ne va pas pour autant chuter, car c’est le geste qui le maintient en vie, en équilibre, fixé vers son but…

 Fernando Arrabal s’en amusait, lui qui écrivit, au sujet de Szafran :

« Ne cherchez pas de l’ordre dans son œuvre : sa cohérence est fortuite comme celle de la nature.« 

Sam Szafran, Obsessions d’un peintre, jusqu’au 16 janvier 2023 au Musée de l’Orangerie.

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