

D’Auschwitz-Birkenau et des autres camps d’extermination élaborés par les nazis durant la Seconde Guerre mondiale, on s’imagine parfois avoir « tout vu ». Il est vrai que, depuis une quarantaine d’années, on ne compte plus les films, documentaires, expositions, événements et commémorations consacrés à ce sujet. Pourtant, il arrive que certains, particulièrement ces derniers temps, manipulent un peu légèrement le concept de « génocide », faisant ainsi preuve d’une certaine méconnaissance – ou d’un oubli – des mécanismes de destructions qui furent à l’œuvre entre 1939 et 1945.
Tel était sans doute la préoccupation de Raymond Depardon lorsqu’en 1979 il décida de ce voyage en Pologne, là ou s’éleva le plus grand complexe de destruction massive du 20ème siècle.
D’emblée ce qui s’est imposé au célèbre photographe, c’est l’usage du noir et blanc. Quelle couleur irait-on donner à l’anéantissement ? Il faudrait bien du cynisme, ou une volonté de grand spectacle à tout prix, pour donner de la couleur à ce qui fut et qui soudain disparut. On n’irait pas, sans une certaine impudeur, réinventer le rouge du sang qui coula naguère.
Le noir et blanc donc, mais un noir et blanc comme très légèrement saturé, comme en permanence à la limite extrême de la surexposition, comme si pareil sujet ne se laissait saisir par l’objectif qu’avec infiniment de gêne et de pudeur…
L’autre évidence, c’était celle de la dimension. En entrant dans les deux salles de l’exposition, on est immédiatement happé par la dimension spectaculaire des photographies exposées. Ce ne sont que des tirages de très grande taille directement accrochés sur les murs de la salle, si bien que le spectateur a le sentiment d’entrer en quelque sorte dans Auschwitz et d’en ressentir immédiatement l’espace.
C’est à partir du printemps 1940 que les autorités nazies commencent la construction du complexe en bordure de la petite ville d’Oswiecim, l’endroit le moins peuplé de Pologne afin d’éviter d’éventuels témoins oculaires et les contacts possibles entre déportés et civils. Dans les années qui suivent, tout autour d’Auschwitz se sont installées différentes entreprises allemandes qui profitaient d’une main d’œuvre gratuite, non syndiquée et corvéable à merci.
Car Auschwitz fut à la fois camp de travail et un camp de la mort. En ce qui concerne cette dernière, dès juillet 1942 les installations étaient suffisantes pour gazer 3.000 personnes et brûler 4.800 cadavres en vingts-quatre heures. Lorsqu’il connut son plus grand développement, soit à l’été 1944, Auschwitz était un rectangle de 2.400 mètres de long et 700 mètres de large, soit une superficie de 170 hectares totalement entourée par une clôture électrifiée en fil de fer barbelé. Cette immense clôture est présente tout autour de nous sur les murs du Mémorial.
La majorité des clichés ont été pris à l’extérieur des bâtiments. On ne pénètre pas dans les lieux, et surtout pas dans les restes atroces des chambres à gaz et des incinérateurs. À peine si l’on voit un peu les fameuses chambrées – celle du block 11 – avec les rangées de lits sur chaque étage duquel quatre détenus devaient s’aligner.
Et l’on pénètre également dans un bureau de l’administration SS : sur une table, au bas de la photo, sont posés un casque et un trousseau de clés. Deux symboles forts de cette histoire : l’uniforme, la volonté d’assumer le mimétisme total de chacun avec chacun, l’unité décérébrée, et puis l’enfermement, la coercition, la contrainte. Ressembler aux autres et punir qui diffère des nôtres. Puis au fond, un poste de radio et, tout en haut, un portrait d’Hitler : soit le média et le chef. Le moyen utilisé pour véhiculer, amplifier, magnifier le discours de celui qui fut l’ordonnateur de la Haine. Celui qui parle au nom de tous et comment on le fait parler à tous…
Les objets ici sont parlants : ils disent l’Histoire d’un peuple, d’hommes et de femmes qui se sont volontairement asservis à la mégalomanie dangereuse d’un tyran jusqu’à vouloir détruire tous ceux qui n’avaient pour seul tort que de ne pas leur ressembler, par la religion, l’origine et les coutumes.
Il est d’autres objets choisis par Depardon pour nous donner à lire et à voir l’horreur de ce récit : une vilaine boite de fer blanc contenant des cristaux de gaz toxique « Zyklon B » et un entassement de valises sur lesquelles sont encore inscrits le nom des propriétaires. L’arme du meurtre et les biens dérobés à ceux qui décédèrent prématurément de la main des meurtriers.
Un autre lieu clos a été photographié : une cellule au sous-sol du Block 11, là où se trouvaient incarcérés des prisonniers soviétiques et polonais. Ceux-là même, précisément, sur qui furent testés les effets du Zyklon B en septembre 1941. En haut du mur de fond se trouve une fenêtre grillée qui devait probablement donner sur l’extérieur du camp ou sur une cour et, par cette fenêtre, nous parvient la lumière du soleil. Une lumière blanche aveuglante, irréelle, fascinante, un peu comme celle qui vient parfois d’un ciel de neige ou qui précède la neige. Un peu comme si la nature elle-même tentait en vain de s’opposer au mal, d’en contrer les effets, de faire encore un peu briller ce qui nécessite de briller. Qui sait ? Les soldats polonais et soviétiques purent-il bénéficier de cette lumière avant de perdre la vie ?
De la même façon, Depardon a photographié en gros plan un morceau de la barrière barbelée du camp avec, en fond, la fameuse « Porte de Birkenau », et puis, aussi grosse que le fil de fer, une tige de blé : là aussi, on a le sentiment d’une sorte de pied de nez de la nature.
Quelle que soit l’arrogance martiale des hommes et leur volonté de destruction, l’espoir renaît un jour : la tige de blé de la moisson à venir…
Auschwitz-Birkenau vu par Raymond Depardon, du 26 juin au 9 novembre 2025 au Mémorial de la Shoah.