
Voici quarante ans très précisément, en 1985, les Etats-Unis étaient sous le joug d’un Président fantasque et mégalomane qui, pour son second mandat, multiplia les mesures néo-libérales, créant ainsi une crise sans précédent dans la partie la plus défavorisée de la population, travailleurs précaires, classes moyennes et populaires. Le président en question s’appelait Ronald Reagan et, bien entendu, toute ressemblance avec une autre situation ne saurait être que le fruit du hasard. L’Histoire ne se répète jamais tout à fait même si, d’aventure, certaines périodes semblent être le reflet de la nôtre.
C’est à ce moment-là, en 1985, que Richard Avedon décida de mettre son art, la photographie, au service d’une sorte de bilan en image de la situation économico-sociale dans l’Ouest de son pays, la partie la plus modeste et la plus concernée par la crise.
Richard Avedon est alors au sommet de son art, il est célèbre dans le monde entier, surtout qu’il assure la majorité des couvertures du magazine Vogue, et d’autres encore ; il a pris en photo Brigitte Bardot, Jean Renoir, Francis Bacon ; ses œuvres ont été exposées au MoMA de New-York, et son rôle a même été interprété au cinéma par le grand Fred Astaire dans Funny Face de Stanley Donen. C’est assez dire qu’il n’a plus grand-chose à prouver.
Pourtant, toute sa carrière durant, Richard Avedon n’oubliera jamais les petits, les obscurs, les sans grades dont il fit partie. Il est né à New-York en 1923 dans une famille humble et c’est son père, Jacob Israël, modeste commerçant, qui va lui offrir son premier appareil photographique, un Rolleiflex. Il est alors âgé de dix ans.
Il a appris réellement son métier durant la Seconde Guerre mondiale. Engagé volontaire, il est affecté au service photographique de la marine et, muni de l’appareil de papa, il prend les photographies d’identité des membres des équipages : fond blanc, lumière neutre, cadrage en buste. Cette simplicité efficace restera sa marque de fabrique jusqu’à la fin de sa vie. Déjà, alors que sa carrière de photographe de mode est lancée, il défend les droits civiques des noirs américains aux côtés de James Baldwin et, un peu plus tard, les populations brûlées par le napalm au Vietnam durant la guerre.
En 1985 donc, il part avec deux assistants pour la technique, et Laura Wilson pour la logistique. A bord d’un camion, il embarque une chambre 20×25 et pas mal de matériel. Le but est de faire des portraits d’américains de l’ouest, ceux qui ont tout perdu alors qu’ils ne possédaient rien :
« Mes sujets sont des êtres que personne ne regarde. Mais ce sont pourtant eux qui font marcher le monde. Ils font le travail.«
Richard Avedon dans Beaumont Enterprise, le 22 septembre 1985.
Et la fondation Cartier-Bresson nous les présente, ces portraits d’hommes, de femmes, d’enfants, et même d’animaux venus du fin fond de l’Ouest américain, et qui constituent les éléments de l’un des livres de photographies les plus importants du XXè siècle : In the American West.
Les cent dix portraits ont (presque) tous été réalisés de la même façon. Avedon et ses acolytes arpente le territoire et ils « recrutent » des modèles : ouvriers, agriculteurs, passants, travailleurs précaires, SDF, serveurs, artisans… A chaque fois, il s’agit d’une vraie rencontre entre le photographe et le modèle. Richard Avedon prend le temps. Le temps de discuter, de connaître, de comprendre l’autre ; l’autre qui n’est jamais n’importe qui ; l’autre qui, à chaque fois, est une aventure. »
« Je suis assez proche de mon sujet pour le toucher. Il n’y a rien entre nous, sauf ce qui se passe tandis que nous nous observons l’un l’autre durant la réalisation du portrait. Cet échange comporte des manipulations, des soumissions. Je fais des suppositions dont découlent certains actes que je ne pourrais accomplir impunément dans la vie courante. »
Richard Avedon.
Avant la prise de vue, lui ou l’un de ses assistants réalise un Polaroid de chacun des modèles qu’il souhaite faire poser. Puis l’on établit soigneusement un dossier avec le nom et l’adresse des modèles pour qu’ils puissent recevoir un tirage, un livre et une invitation au vernissage de l’exposition. Il ne s’agit pas de faire vite, il ne s’agit de faire n’importe quoi. Il faut que le modèle s’y retrouve, lui aussi.
La séance a lieu en plein air, avec simplement un rideau de papier blanc pour fond, et la lumière naturelle. « Toute la série est éclairée par l’Ouest » dit l’artiste. Avedon ne se cache pas derrière l’appareil. Il est face à son modèle et il lui parle, il le regarde, parfois même il l’imite ; on le voit bras croisés comme son modèle quand il travaille avec Bill Curry, SDF de Yukon, Montana. Il cherche avec lui une pose, une attitude, un geste. Quelque chose qui va dire l’autre, le rassembler, le résumer. Richard Avedon tient à la main la poire du déclencheur et, quand le modèle est prêt, concentré, absorbé, il le prend en photo.
Ils sont 110. Définis par leur activité – Alfred Lester, cultivateur de terres arides Dakota du nord ; Jeannie Banta, serveuse ; Salmon, Idaho ; Bill Hanken, ouvrier du bâtiment ; Cody, Wyoming… – par leur situation au moment de la pose – Carl Hoefert, employé de casino au chômage, Reno, Nevada ; Jesus Cervantes et Manuel Héredia, prisonniers, San Antonio, Texas ; Rick Davis, SDF, Buffalo, Dakota du nord – ou simplement par leur âge – Dany Lane et Christine Coll, 14 et 17 ans, Calhan, Colorado ; Sandra Bennet, 12 ans, Rocky Ford Colorado. Ils peuvent également être définis par un hobbie tel Boyd Fortin, 13 ans, dépouilleur de serpents à sonnette, Texas ; par l’instant de vie dans lequel ils se trouvent comme Petra Alvarado, ouvrière d’usine le jour de son anniversaire, El Paso, Texas ; ou bien encore par l’impossibilité, précisément, d’être formellement définis à l’exemple de ce travailleur immigré non identifié, Eagle Pass, Texas. On trouve même des animaux.
Certains de ses portraits peuvent intriguer : Jesus Cervantes et Manuel Héredia, prisonniers, San Antonio, Texas, et leurs tatouages d’un Christ en larmes sur le torse. B.J. Van Fleet, 9 ans, Ennis, Montana, qui, en dépit de son jeune âge, porte un fusil entre ses mains. John Harrison, négociant en bois, Lewisville, Texas, qui tient sa fille Melissa, encore bébé, la tête en bas comme s’il s’agissait d’un morceau de bois.
Mais tous, cependant, ont en commun une certaine densité, une certaine intensité. Dans le regard, dans les traits, dans l’expression. Ils sont beaux d’être authentiques. Ils sont beaux, pour certains parce qu’on sent qu’en dépit des lourdeurs de l’existence, ils prennent soin d’eux. Pourtant, à aucun moment Avedon n’a vraiment triché. Il sait, il a conscience, que le réel est aussi une mise en scène. Lui-même d’ailleurs parle de son travail en évoquant une « fiction ». Mais, à l’issue de ce parcours, il réalise sa seule véritable photo « mise en scène » : celle de Ronald Fischer, apiculteur, Davis California.
Pour ce cliché, et seulement pour celui-ci, Laura Wilson a passé une petite annonce dans The American Bee : Avedon voulait un apiculteur qui pose entouré par ses abeilles. La prise de vue s’est étendue sur deux jours en mai 1981 à Davis. Ronald Fischer a posé torse nu et le corps enduit de phéromone de Reine pour attirer les abeilles. Richard Avedon a réalisé 121 prises de vue à la chambre 20 x 25 et il a déclaré, en voyant le résultat que son modèle avait l’air d’un « moine bouddhiste qui endure ses douleurs sans s’apitoyer sur son sort ».
Mais cette unique photo travaillée, organisée, méthodique ne fait que mieux ressortir l’étonnant paradoxe du travail tout entier de Richard Avedon : rien n’est plus artificiel que l’authentique, rien n’est plus élaboré que la spontanéité, rien n’est plus complexe que la simplicité.