Avant d’être une exposition, avant même d’être un livre, 21 rue la Boétie était une adresse, à deux pas des Champs-Elysées, dans le centre de Paris. C’est là que Paul Rosenberg, l’un des plus grands marchands d’art de la première moitié du 20ème siècle, ouvrit sa galerie en 1910.
Visionnaire, amateur averti d’art moderne, il accordera très tôt sa confiance à de très nombreux artistes, n’hésitant pas à les prendre sous contrat, comme ce fut le cas dès 1913 avec Marie Laurencin. Une confiance qui sera renouvelée quelques années plus tard, après le retour de l’artiste d’un exil forcé.
Le premier conflit mondial achevé, Paul Rosenberg fait la connaissance de Picasso, alors inconnu, et l’invite lui aussi à rejoindre sa galerie. Très rapidement, les deux hommes vont s’entendre, à tel point qu’ils deviennent voisins, Picasso s’installant – sous l’impulsion de Paul Rosenberg – au numéro 23 de la rue la Boétie.
Voisins, liés pour affaires, les deux hommes sont également amis. En témoignent d’ailleurs les 214 lettres qu’envoya Paul Rosenberg à l’artiste catalan entre 1918 et 1940, aujourd’hui conservées au Musée Picasso.
Picasso, qui expose à la galerie Rosenberg en mai-juin 1921, rendra très fréquemment visite à ses nouveaux voisins, qu’il immortalise dans de magnifiques tableaux, comme Mademoiselle Rosenberg, la mère d’Anne Sinclair, ou encore le très beau Portrait de Madame Rosenberg et sa fille, tous deux exposés dans la seconde salle de l’exposition.
Après Marie Laurencin et Picasso, c’est au tour de Georges Braque de rejoindre la galerie Rosenberg. De mai 1924 à novembre 1938, Paul Rosenberg organisera les plus grandes expositions monographiques de l’artiste. Une petite salle présente quelques photographies d’époque – Paul Rosenberg posant aux côtés d’un Matisse, le grand escalier de la Galerie… – , un extrait de « La décade de l’illusion », de Maurice Sachs, publié en 1950, ainsi qu’une magnifique table basse, composée de mosaïques de marbre réalisées par Braque en 1929, mosaïques qui ornaient jadis les murs de la salle la salle à manger de la famille Rosenberg.
Grâce au legs de son père, Paul Rosenberg possède également une importante collection de peintures du 19ème siècle, qu’il expose à l’étage de sa galerie : des classiques de Delacroix, Ingres, Corot ou Courbet voisinnent avec la Justine Dieulh de Toulouse-Lautrec, les natures mortes de Cézanne, ou les oeuvres impressionnistes de Monet, de Sisley, de Renoir ou de Manet, dont la sublime Sultane…
L’ultime salle de l’étage, « Passeur de modernité », rassemble quant à elle les oeuvres d’artistes modernes tels La leçon de piano de Matisse, Nature morte et Composition de Fernand Léger, L’enlèvement d’André Masson, Les deux espagnoles et La répétition, signés Marie Laurencin, ainsi qu’un espace consacré au Tricorne, un ballet en un acte dont Picasso réalisera le décor, les costumes ainsi qu’un monumental rideau de scène.
Puis arrivent les temps sombres. Comme pour rappeler la descente aux enfers d’un continent sombrant dans la folie, le visiteur emprunte les escaliers menant au niveau bas, accompagné des dates et événements majeurs : 1933, Hitler arrive au pouvoir en Allemagne. 1939, Seconde guerre mondiale. 1940, invasion de la France…
Dès le début de l’occupation, les collections juives des grands collectionneurs – Rothschild, David-Weill, Alphonse Kahn… – et des marchands – Wildenstein, Bernheim, Seligmann, Rosenberg… – sont pillées.
En juillet 1940, sur ordre de l’ambassadeur du Reich Otto Abetz, la galerie de la rue la Boétie est vidée de ses oeuvres et réquisitionnée pour accueillir l’Institut d’étude des questions juives, un institut qui devient rapidement le lieu de ralliement de tout ce que Paris compte d’antisémites, et où l’on croisera entre autres un certain Louis-Ferdinand Céline. Ce qui fut un temple dédié à l’art devient alors le lieu par excellence de la haine raciale.
Des oeuvres d’événements majeurs et contraires sont ici mises en regard : la « Grande exposition de l’art allemand » d’abord, expo-vente qui s’est tenue à Munich en 1937 et où l’on présentait, à travers quelques 5.000 oeuvres – dont certaines achetées par Hitler -, la vision du monde artistique voulue par le parti nazi, et lui faisant face, celle consacrée à L’art dégénéré, ouverte simultanément.
James Ensor, Franz Marc, Fernand Léger, Oskar Kokoshka… Au total, ce seront 112 artistes Juifs et plus de 700 oeuvres qui seront présentés dans une exposition itinérante qui parcourra douze villes, et rassemblera entre 1937 et 1941 plus de trois millions de visiteurs, dont deux millions dans la seule ville de Munich.
En février 1940, Paul Rosenberg et sa famille s’enfuient pour Bordeaux, et débarquent en septembre de la même année à New York, une ville que le marchand connaît déjà, et dans laquelle, grâce à de nombreuses relations, dont Alfred H. Barr, directeur du MoMA, il va rapidement ouvrir une nouvelle galerie.
S’il a pu expédier à l’étranger nombre de ses toiles – dont certaines se trouvent déjà aux Etats-Unis grâce à la rétrospective Picasso organisée à New-York en 1939, plus de 300 d’entre elles resteront malheureusement à Paris.
Cette plongée artistique et historique passionnant s’achève par une ultime salle revenant sur la Libération, et sur le combat pour la restitution, en prenant comme exemple un magnifique tableau de Matisse, Profil bleu devant la cheminée. Exposé du 1er au 29 juin 1937 rue la Boétie, il est mis à l’abri en 1940 avec 162 autres toiles dans le coffre-fort de Paul Rosenberg à Libourne, coffre qui sera pillé par les nazis en mars de l’année suivante. Échangé par Herman Göring au marchand d’art allemand Gustav Rochlitz, le tableau arrivera jusqu’en Suède, sur les cimaises du musée Heine Onstad Kunstsenter, avant de reprendre la route de la France en 2012 pour une exposition temporaire sur Matisse au Centre Pompidou. La famille Rosenberg reconnaît alors l’oeuvre, spoliée en 1941, et entame une procédure qui aboutira en 2014 à sa restitution.
De 1940 à 1944, on estime à environ 22.000 le nombre d’oeuvres d’art saisies dans plus de 200 collections privées, dont celle de Paul Rosenberg.
Comme un hommage à celle qui est, en quelques sortes, l’instigatrice de ce fabuleux projet, le portrait d’Anne Sinclair à quatre ans, réalisé par Marie Laurencin en 1952, conclut ce parcours tout simplement passionnant.
« Paul, mon grand-père, était un homme discret, qui aimait mieux le dialogue avec « ses » peintres et « ses » tableaux qu’avec ceux qui pourraient lui en faire compliment et parler de lui. Il n’aurait jamais imaginé qu’un prestigieux musée parisien lui fasse l’honneur de le célébrer, et que toutes les collections sollicitées pour prêter leurs tableaux, non seulement répondent favorablement, mais mettent un point d’honneur à prêter des œuvres de premier plan, par respect pour cet homme qui eut tellement le soucis de l’art de son temps et fut si généreux avec les musées français et américains auxquels il fit don de nombreuses toiles de maître. »
Anne Sinclair.
A travers quelques soixante chefs-d’œuvre de l’art moderne, dont certains inédits en France, et provenant des collections du Musée Picasso, du Centre Pompidou, du Musée d’Orsay ou de collections particulières, dont celle de David Nahman, l’aboutissement de 21 rue la Boetie est, selon les propres mots d’Anne Sinclair, « le fruit de très nombreuses coïncidences ».
Si elle était sceptique sur la possibilité de présenter en un seul et même espace d’exposition l’histoire de l’art moderne et, implicitement, celle de sa famille, que toutes ses craintes sont aujourd’hui levées.
21 rue la Boétie, une exposition à ne manquer sous aucun prétexte !
Si vous désirez aller plus loin :
21 rue la Boétie, d’Anne Sinclair, aux éditions Livre de Poche. 252 pages. 7,40€.
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