Si à l’Allemagne nazie ne revient pas l’invention de la propagande, remontant à l’antiquité, c’est sans doute elle qui l’a élevée à son niveau le plus abouti.
Dans une nation où il est désormais essentiel d’imposer un mode de pensée unique, la société UFA – Universum Film AG, nationalisée par le régime nazi et contrôlée par le ministre de la Propagande Joseph Goebbels, crée chaque année un film dont le but est à la fois de donner de la population allemande une image supérieure et puissante, mais aussi de rassurer par le mensonge et le leurre l’opinion publique internationale.
Kurt Gerron. Ce nom évoque-t-il quelque chose de nos jours ? Aujourd’hui tombé dans l’oubli, il fut pourtant dans les années 30 l’acteur et le metteur en scène le plus célèbre d’Allemagne. Sur les planches, il joua dans L’opéra de quat’sous de Bertolt Brecht, tandis qu’au cinéma il partagea avec Marlène Dietrich l’affiche de L’ange bleu, de Josef von Sternberg, ou celle de L’enfer blanc du Piz Palü, aux côtés de celle qui deviendra quelques années plus tard la réalisatrice emblématique du IIIème Reich, Leni Riefenstahl.
Avec Ein toller einfall en 1932 et Incognito en 1933, Kurt Gerron fait ses premiers pas derrière la caméra. En avril 1933, il dirige Magda Schneider lorsque tombent les premières lois antisémites, excluant les Juifs de la scène artistique et de nombreux autres corps de métiers. Le soutien, la grève ou les protestations auxquelles il s’attendait sur le plateau, en réponse à une telle décision, ne viendront jamais. Il quitta le plateau dans le plus grand silence, et chacun se remit au travail presqu’aussitôt.
Ceux qui, dans les années 20, l’admiraient et le saluaient volontiers l’ignorent désormais. Sans ressource et sans perspective d’avenir, ses parents, son épouse Olga et lui décident de fuir.
Réfugiés pour un temps à Vienne, ils prennent la route de Prague, passent à Zurich, et arrivent finalement à Paris. Si les plus fortunés — et les plus clairvoyants peut-être aussi — traversent l’Atlantique par millions pour gagner l’Amérique, Kurt Gerron et sa famille décident de rester en Europe. Une décision qui allait entraîner leur capture et leur déportation en 1940.
Au camp de concentration de Theresienstadt où ils arrivent, chacun sait qui est Kurt Gerron. Ou plutôt « qui il fut » ; car ici, à l’image des centaines d’autres détenus, il n’est plus personne. Est-ce pour cette raison que lorsque l’Obersturmführer SS Rahm l’approche et lui demande de réaliser pour Joseph Goebbels un film sur le camp, il décide d’accepter ? Pour redevenir quelqu’un ? Pour avoir l’impression de vivre encore ?
En échange d’une promesse de vie sauve — mais que vaut une promesse nazie ? —, Kurt Gerron se lance dans le projet.
Le Führer offre une ville aux Juifs. Quel titre ! En moins de trois mois, date à laquelle est prévue une visite de la Croix-Rouge, scénario, plans, tournage et montage doivent être achevés et donner jour à un chef-d’œuvre de propagande. Et pour assister le désormais précieux réalisateur, on dépêche même exceptionnellement une équipe d’opérateurs de Prague.
Ce que doit présenter le film est simple : le plus beau et le plus agréable camp de concentration du monde. Les barreaux des fenêtres devront laisser la place à de jolis rideaux fleuris, le gris des façades délabrées à de lumineuses couleurs, un théâtre où l’on verra des gens rire et applaudir ou encore des installations sportives devront naître au cœur des quinze rues que compte le camp… Des banques également, des boutiques, des espaces verts et des jardins où semer et récolter fruits et légumes.
Si en réalité on manque cruellement de tout à Theresienstadt, il faut convaincre le monde que l’on y trouve de tout, et en abondance. Evidemment, le film doit être jeune et dynamique, enjoué. Aussi les vieillards sont-ils envoyés par trains complets à Auschwitz. Pour ne pas gâcher l’esthétique vous comprenez.
En regard des souvenirs personnels de Kurt Gerron — l’expérience traumatisante de la Première Guerre Mondiale où il fut blessé par un éclat d’obus, ses années de lycée et ses études de médecine, sa première expérience sexuelle dans un claque de Jöteborg, puis la fuite et les années noires —, Retour indésirable replonge le lecteur au cœur de cette Allemagne de l’entre-deux guerres qui rayonnait alors dans tant de domaines. Jusqu’à ce jour sinistre de janvier 1933.
Du Führer offre une ville aux Juifs, il ne reste aujourd’hui qu’une vingtaine de minutes.
Le film tant désiré par Adolf Hitler et Joseph Goebbels ne sera diffusé qu’à une dizaine de reprises, et sa distribution arrêtée lors de la défaite de l’Allemagne. Quant à la promesse faite à Kurt Gerron, elle se solda, sitôt le film achevé, par la déportation à Auschwitz du réalisateur, de son épouse, ainsi que de toute l’équipe qui travailla sur le projet. Tous furent assassinés dès leur arrivée. Comble de l’histoire, devant l’avancée des troupes soviétiques, Heinrich Himmler ordonnera l’arrêt des chambres à gaz le lendemain.
Personnel, bouleversant et émouvant à plus d’un titre.
Retour indésirable, de Charles Lewinsky, aux éditions Livre de Poche. 720 pages. 8,90€.
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