Ne jamais se laisser abattre par les infortunes du sort : tel pourrait être le précepte qui guida les conservateurs du musée Gustave Moreau. L’exposition initialement prévue ayant été reportée plusieurs fois pour cause de pandémie, il restait à puiser dans les réserves du musée pour donner au public l’occasion d’assister aux étapes de la création.
On ne peut pas (encore) voir les aquarelles réalisées par Gustave Moreau entre 1879 et 1884 ; mais on peut voir les esquisses, essais, croquis préparatoires qui menèrent à l’œuvre : c’est l’une des richesses du fond Gustave Moreau.
C’est vers 1870 qu’Antony Roux, mécène et financier, envisage de publier une édition illustrée d’un de ses auteurs fétiches : Jean de la Fontaine. Mais, assez rapidement, sur les cinquante-cinq artistes pressentis au départ, le seul Gustave Moreau va œuvrer et l’idée d’une édition illustrée va disparaître au profit de la production, par Moreau, de soixante-quatre aquarelles qui occuperont cinq ans de sa vie.
Il faut bien dire que l’entreprise est étonnante. Gustave Moreau, le symboliste, l’homme des Chimères et des monstres éblouissants, le peintre des mythes énigmatiques et des déesses nimbées d’aurore, se lance dans le domaine de l’illustration. On jurerait un paradoxe dans les termes mêmes. Or, il n’en est rien, car Moreau se renouvelle lui-même dans ce labeur inattendu.
En fait, à aucun moment Gustave Moreau n’illustre les fables. Ce qu’il accomplit, c’est un travail de recréation, d’appropriation, de métamorphose. On ne lit plus La Fontaine de la même manière quand on a vu les aquarelles de Gustave Moreau. Et tout d’abord, les animaux : ils sont authentiques.
Moreau passe des heures, armé de son carnet à croquis et de sa boite d’aquarelle, au jardin des plantes. Le lion qu’il dessine est vrai, il se nomme Brutus. L’éléphant est tout aussi vrai, et se prénomme Bangkok. C’est que, dans l’occasion, Moreau se livre à un véritable travail de naturaliste.
Quand il prépare Le loup et le chien, il croque, d’après nature, les animaux ; et les deux fusains qui nous restent montrent comme le trait se fait de plus en plus précis, souligne les muscles, la chair, les crocs et la fourrure. A aucun moment, Moreau ne tombe dans l’erreur commune qui consiste à humaniser les animaux : on n’est pas chez Walt Disney, pas question d’anthropomorphisme quand on montre l’animalité. Ainsi, Les deux pigeons — de la fable ainsi intitulée — demeurent-ils des pigeons, et Moreau prend soin de leur ajouter un couple d’amoureux pour donner le sens voulu à cette envolée de plumes et de blancheur.
Les fables ne sont pas « illustrées » au sens commun du terme, elles sont « données à voir ». Ainsi, Le loup et l’agneau, dans lequel les positions respectives des deux animaux (le loup en haut à droite, l’agneau en bas à gauche) annoncent-ils la fin de l’histoire : exactement comme dans le texte de La Fontaine, la fin est indiquée par le début puisque, par définition, le Pouvoir l’emporte et l’emportera toujours. « La raison du plus fort… »
Ainsi encore, Le savetier et le financier, réunis par Moreau dans le même espace mais l’un, le savetier, hors des murs, l’autre, le financier, dans les siens : ils sont ainsi de part et d’autre de l’espace, comme ils sont également — et la fable le dit bien — de part et d’autre du Pouvoir et de la Possession.
Gustave Moreau ré-interprète les fables, il leur ajoute du sens. Le renard occupe la place centrale de la composition, tendu vers les hauteurs pour s’efforcer de saisir les raisins, mais derrière lui se trouve un paysage complet et détaillé qui donne une véritable force réaliste à la composition. De même encore Le renard et la cigogne, saisis au moment du célèbre repas, mais eux aussi devant un paysage des plus bucoliques. Comme si, de fait, pour Moreau, d’abord et avant tout La Fontaine nous entretenait de la réalité ; certes sous la forme de fables, mais dans un lieu précis de l’univers : cette cuisine digne d’un Rembrandt où a lieu Le conseil tenu par des rats.
Gustave Moreau, en véritable créateur, s’approprie les fables. Sous ses pinceaux, Les voleurs et l’âne deviennent une rixe grandiose et démesurée, tandis que l’objet convoité (l’âne) s’évanouit dans le lointain. Dans La mort et le bûcheron, la mort n’est ni macabre ni faucheuse mais une splendide créature féminine aux attrait évidents, et qui vaut bien que l’on y cède. Dans Le lion amoureux, la bergère est une de ces femmes déesses dont raffole le peintre : réalisme de la carnation et idéalisation des traits. Elle est déjà tout entière une œuvre de Gustave Moreau.
Ne jamais se laisser abattre par les infortunes du sort : tel pourrait être le précepte de cette exposition.
Car on sait qu’à la mort d’Anthony Roux, en 1913, et pour respecter le vœu qu’il avait formulé, les soixante-quatre aquarelles furent vendues en totalité à une seule et même personne. Et ce fut Miriam-Alexandrine de Goldschmidt-Rothschild qui acheta le lot.
Mais sa collection fut spoliée par les nazis durant la Seconde Guerre mondiale, et vingt-huit aquarelles disparurent. Ce n’est donc que justice qu’enfin soient réunies — ce sera le cas à la fin de l’année, au mois d’octobre — les œuvres de Gustave Moreau autour des Fables de La Fontaine ; du moins les trente-six qui nous sont parvenues.
Gustave Moreau. Les fables de la Fontaine, jusqu’au 18 octobre 2021 au musée Gustave Moreau.
Si vous désirez aller plus loin :
Gustave Moreau. Les Fables de la Fontaine, le catalogue de l’exposition, aux éditions In Fine. 320 pages. 39,00€.
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