C’est un précepte qu’il faudrait méditer : les temps troublés comportent forcément des avantages paradoxaux.
Ainsi la Grande Guerre, celle de 14, œuvra sans le vouloir pour une relative émancipation des femmes. Puisque les hommes étaient devenus chair à canons, il fallait bien assurer l’alimentation, les transports, le courrier, et même les gros œuvres. Les femmes s’y prêtaient.
Après tout, il fallait bien que les unes fabriquent tous ces obus qui avaient pour but de décimer les autres. Tel est, d’une certaine façon, le sujet de la toile de 1917 de Marevna qui nous accueille à l’exposition, La mort et la femme.
D’où l’effet inattendu des années folles : les femmes, plus ou moins coutumières du silence et de l’obéissance, avaient appris à s’exprimer et, désormais, le revendiquaient.
L’exposition Pionnières, actuellement au Musée du Luxembourg, comporte deux volets : d’une part ce mouvement d’émancipation qui a pour effet mécanique de donner aux femmes la parole ; d’autre part, la remise en cause fondamentale des principes fondateurs d’une société qui s’était révélée défaillante.
Après la Première Guerre Mondiale, l’émancipation est très relative. Les mœurs sont, par définition, lentes à évoluer.
En 1920, les femmes françaises peuvent à la rigueur adhérer à un syndicat, mais en aucun cas avorter, sous peine de cour d’assises ; en 1921, sur le court de Roland Garros, Suzanne Lenglen porte une jupe considérée comme trop courte parce que s’arrêtant juste en dessous des genoux ; en 1926, les premières femmes sont élues aux municipales mais l’élection sera finalement annulée très vite ; en 1930, la première femme est nommée dans la carrière diplomatique, attachée d’ambassade — il faudra attendre 1972 pour voir la première femme nommée au poste d’ambassadrice.
Quant aux artistes, pour la plupart elles marchent sur les traces de leurs contemporains. Mela Muter, avec son Nu cubiste, ne se différencie guère de ses contemporains Picasso ou Braque. Marie Blanchard avec Maternité, ou Chana Orloff avec Moi et mon fils, reprennent le thème qui semble le plus évident pour les femmes, même si elles tentent d’en donner une interprétation nouvelle. Avec Baigneuse aux oiseaux, Alice Bailly se distingue quant à elle par l’utilisation de la laine sur un support de carton. Mais ce matériaux innovant, du moins sous cette forme, ne l’éloigne guère d’une manière à la Cézanne ou à la Gauguin.
Cependant, d’autres aspirations émergent, celles de l’autre, du différent, de celui ou celle qui gêne, empêcheur/empêcheuse de tourner en rond ou presque.
On assiste aux premières revendications des gays, des lesbiennes, des trans, de tous ceux dont la voix détonne parce qu’ils ne se reconnaissent pas dans les définitions simplistes.
A son arrivée en France en 1927, Anna Prinner prend le prénom et l’identité d’Anton. Ce qui, d’après lui, correspond à son être profond. Man Ray représente Marcel Duchamp en femme, un être féminin créée par deux hommes pour représenter l’idéal humain, l’ « Eros » qui « est la vie » ! Romaine Brooks rend hommage à Nathalie Clifford Barney, qui rêvait dans sa jeunesse de créer une colonie saphique dans l’ile de Lesbos et réussit tout de même à l’établir, au moins partiellement, à son domicile.
Ce grand vent de liberté, qui avait succédé à la destruction et à la mort, permet enfin à certaines de vivre et penser différemment, donc à créer différemment.
Suzanne Valadon s’autorise un hommage, forcément sacrilège à l’époque, à la Vénus noire. Tamara de Lempicka, la sublime, dans Perspective ou Les deux amies, propose une complexe et élégante architecture de chair, harmonieux mélange de grâces féminines sans pour autant renier la puissance, et dont l’élan vibrant est souligné par les immeubles modernistes de l’arrière-plan et la référence classique du rideau d’avant-scène sur la gauche du tableau. Marie Laurencin se représente elle-même ainsi que sa compagne Nicole Groult en alliant le rose du féminin à la cravate masculine, les teintes pastels et l’affirmation triomphale du trait, et puis, dans un coin de l’œuvre, la colombe, pour célébrer la paix et l’apaisement à venir. Emilie Charmy s’évertue à peindre le corps féminin sans référence à la statuaire classique ni à l’érotisation masculine mais comme un élan de générosité sensuelle, tout à la fois terriblement obscène et totalement apaisé.
Cette aspiration généreuse fait écho à nos désirs contemporains et c’est sans doute la vraie leçon de cette exposition que de nous rappeler au devoir de tolérance et de liberté : l’émancipation des femmes concerne tout le monde, sans exceptions, et permet à chacun de croire à la possibilité d’un monde enfin plus juste.
Pionnières, jusqu’au 10 juillet 2022 au Musée du Luxembourg.
Si vous désirez aller plus loin :
Pionnières, le catalogue de l’exposition, aux éditions RMN. 208 pages. 40,00€.
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