Dans l’Allemagne de la République de Weimar, au début des années vingt, on sifflotait une complainte intitulée « C’est dans l’air », de Mischa Spoliansky sur un livret de Marcellus Schiffer, extraite de la revue du même nom.
« Il y a dans l’air une objectivité
[…]
Jetons tout, c’est si encombrant !
Et je le dis sans ménagement
‘Même les humains y sont dérangeants !‘ »
Tel était l’état d’esprit de bon nombre d’allemands de l’époque.
Il faut rappeler le contexte : l’Allemagne de l’immédiate après Première guerre mondiale est un pays exsangue, endetté. La population est assommée par une inflation galopante à trois ou quatre chiffres et il faut, le plus vite possible, reconstruire ; mais reconstruire à bas prix tout en continuant à rembourser l’astronomique dette de guerre.
L’exposition du Centre Pompidou se veut le récit des quatorze années qui menèrent de l’écrasement d’une nation à l’avènement d’un monstre, de la reddition de 1918 à la nomination du chancelier Hitler en 1933.
Ce qui frappe en premier, dans les œuvres exposées, ce sont les mines sombres, les airs renfrognés et l’absence de sourire. Nous pénétrons dans un univers triste : les amants ne se regardent pas, les passants ne s’intéressent à rien, et les gamins ne jouent plus.
Soir d’été, de Hans Baluschek, présente un groupe d’ouvriers, jeunes ou vieux, amants, voisins, pères de famille, rassemblés derrière l’ombre grise de leur immeuble, sur les maigres pelouses d’un terrain vague, noyant l’ennui de leurs loisirs inutiles, dans des jeux sans but. La Boite de couleurs, d’Albert Renger-Patzch, représente bien une boite, mais ne possède en revanche aucune couleur, du fait d’être une photo en noir et blanc. Et le titre, du coup, en devient sombrement ironique.
Dans les années vingt, en Allemagne, la désillusion est générale et les artistes sont dégrisés. Le seul idéal persistant est celui de la standardisation. Les singularités sont effacées, et l’on privilégie les formes simples reproduites en série.
Les maîtres mots, en art, en technique, comme dans l’industrie, sont : simple, identique, utile. Pas de place pour le rêve. Certes, une telle doctrine peut donner quelques résultats intéressants. Ainsi les Douze maisons du temps, série de gravures sur bois de Gerd Arntz et qui présentent des lieux typiques de la société allemande sous forme géométrique, simplifiée et elliptique, avec une efficacité signifiante du trait en tout point digne de ce que sera, quelques années plus tard, la « ligne claire » si chère à Hergé.
Pour autant, la Nouvelle Objectivité n’apparaît pas tout à fait comme un véritable mouvement artistique, avec manifeste, adhérents, programme, dérives, anathèmes et exclusions… Il s’agirait plutôt de l’état d’esprit général d’un moment d’Histoire. Une absence de rêve ou d’espoir, ni rires ni couleurs, d’où le repliement sur l’objectivité, la réalité amère, le constat sombre et matérialiste.
La Nature morte avec guitare d’Alexander Kanoldt se différencie de celle, célèbre, de Picasso, parce qu’elle montre un univers fade et déceptif dans lequel la guitare est dépourvue de cordes, et les cartes à jouer de motifs distincts. Le tout sous une lumière blafarde et grisâtre.
Lorsqu’ Otto Dix travaille à son Triptyque de la grande ville, dont nous voyons ici le carton préparatoire, il montre l’univers des concerts, des beuglants et des cabarets, mais les silhouettes sont émaciées, les visages ravagés et la douleur morbide suinte dans chaque détail des corps et des gestes.
A cause de la guerre, les femmes ont été implantées sur le marché du travail, d’où l’obtention du droit de vote dès 1918 – la France accusant ici plus qu’un net retard ! Si bien que, dans cette société, ont été redéfinis les rôles genrés traditionnels et qu’on a assisté à des avancées sociales, telle l’ouverture de lieux nocturnes réservés à une clientèle gay ou lesbienne. Jeanne Mammen s’empare du sujet à sa façon avec Deux femmes dansant, et Anton Räderscheidt dans son étonnant Autoportrait montre l’artiste à la fois viril et monolithique et, en même temps, femme très en chair. Comme s’il postulait intimement aux deux rôles.
Pour autant, les fantasmes demeurent sombres, comme si la mort continuait à être partout présente. La mort ou la crainte de la mort.
Par exemple, Christian Schad dans son Portrait du docteur Haustein, où le médecin est représenté avec, derrière lui, une ombre féminine menaçante ; ou bien les thèmes explicitement morbides, Rudolph Schlichter avec L’artiste aux deux femmes pendues, ou Karl Hubbuck avec Meurtre sexuel.
Une large moitié de l’exposition est consacrée à l’œuvre du photographe d’August Sander, et à son travail principal, Les hommes au XXème siècle, mené à partir de 1925 et jusqu’en 1933. L’artiste s’était donné pour but une classification des individus selon leur activité professionnelle ou leurs origines sociales. Mais ce genre de typologie, on le sait, n’est jamais totalement innocente. Et l’on perçoit, aussi bien chez lui que chez d’autres, un certain nombre de relents de racisme. Ainsi, chez Otto Dix où certains portraits trahissent un antisémitisme d’autant plus sournois qu’il est considéré comme allant de soi.
Cette exposition se veut avant tout le tableau clinique de l’évolution d’un cancer généralisé : le cancer de la haine et de la folie envahissant progressivement tout l’organisme d’une nation. Elle nous démontre, habilement, comment on passe en quelques années de la honte à la démence, de la misère noire au désir de revanche.
Et cet état du monde dans les années vingt, bien différentes de ce qui pouvait se passer en France, ne peut que nous donner à réfléchir : laisser des êtres humains dans le dénuement ne peut mener, à long terme, qu’à l’extrémisme et à l’intolérance. Ce qui se produisit en Allemagne était probablement inéluctable, et comme inscrit dans le récit même des années de la République de Weimar.
Allemagne années 20, Nouvelle Objectivité / August Sandler, jusqu’au 5 septembre au Centre Pompidou.
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