Il se tient là, en fond de scène, côté jardin, recroquevillé sur lui-même, étonnant de vraisemblance, massive silhouette engoncée dans un trench-coat informe, un chapeau vissé sur le crâne, et autour de lui, éparpillés, les caisses, valises, coffres, contenant les biens dérobés aux juifs par les nazis.
Lui, c’est un Picasso, un certain Pablo Picasso, peintre espagnol réfugié en France depuis plus de quarante ans.
Que lui veut-on ? Il se le demande, au juste.
Ce 24 octobre 1941, veille de ses soixante ans, Picasso a été convoqué par une vigoureuse Valkyrie à la chevelure de feu. Que lui reproche-t-on ? D’avoir bénéficié de la générosité et de l’intuition artistique de deux marchands d’art juifs : Daniel-Henry Kahnweiler et Paul Rosenberg, le futur grand-père d’Anne Sinclair ? D’être l’ami d’un autre marchand d’art, Wilhelm Uhde, pourchassé par les nazis parce que pacifiste et homosexuel ? De ne pas avoir fait serment d’allégeance au nazisme comme Derain, Vlaminck ou Van Dongen ? De poursuivre depuis des années une œuvre qualifiée par le nouveau régime d’ « art dégénéré » ?
Lui, Picasso, ne veut pas se soucier des origines géographiques ou religieuses de ses amis ; lui, Picasso, revendique la liberté créatrice ; lui, Picasso, prétend ne pas être engagé. D’ailleurs, il a refusé de quitter Paris occupé, même s’il peine désormais à peindre et à vendre.
Mademoiselle Fischer, l’attachée culturelle allemande, lui explique ce qu’on attend de lui. Parmi cet amas de biens spoliés aux juifs figurent des œuvres de Picasso et, entre autres, trois autoportraits de lui-même réalisés à trois périodes différentes de sa vie. S’il a été convoqué, c’est pour les authentifier… ou pas.
En observant les œuvres, Picasso est tenté de les reconnaitre toutes les trois, mais lorsqu’il apprend qu’elles seront détruites à l’occasion d’un autodafé, il préfère les renier en bloc. Etonnant paradoxe d’une logique absurde, celle du régime nazi : si les toiles sont vraies, il faut les détruire, si elles sont fausses, elles seront offertes à Pablo. Mais à quoi bon faire œuvre d’art s’il s’agit de nourrir les flammes ?
Ce n’est certes pas un hasard si les trois œuvres en question sont des autoportraits : Picasso se retrouve placé face à lui-même, sommé de s’interroger, piégé par l’Histoire, comme en un miroir où se liront les compromissions, les lâchetés, les trahisons ou le courage…
Peut-on, face aux bouleversements majeurs, se « contenter » d’être artiste et refuser de participer aux débats de l’actualité ? Peut-on, en toute candeur, continuer à affirmer péremptoirement que l’on n’est « pas engagé » ?
Après tout, on ne peut pas prétendre que Guernica soit tout à fait le fruit d’un hasard, même si lui, Picasso, avait coutume de professer qu’il n’en était pas l’auteur et que le véritable auteur de Guernica, c’était l’Allemagne nazie !
Tel est l’écrasant enjeu de la pièce de Jeffrey Hatcher.
Jean-Pierre Bouvier y campe un Picasso émouvant, habité de fureur et de désirs, et qui s’oppose, verbalement et physiquement, à une Sylvia Roux magistrale de force subtile et d’énergie contenue. Ils sont servis par l’efficace mise en scène d’Anne Bouvier qui leur permet de déambuler dans un univers à la fois terriblement anxiogène et porteur d’un espoir ultime : celui de l’authenticité des êtres vis-à-vis d’eux-mêmes.
Car la pièce ne propose pas de solution simple, et n’offre aucun contour manichéiste : il est tout au contraire, tout le long de l’œuvre, question de la grande difficulté à cerner les personnalités telles qu’elles évoluent avec l’âge et les circonstances, telles qu’elles se contredisent, se radicalisent ou s’assouplissent, avec l’usure inévitable du temps et des conflits.
Un Picasso : parmi tant d’autres !
Un Picasso, actuellement au Studio Hébertot.
Si vous désirez aller plus loin :
Le catalogue Goering, de Jean-Marc Dreyfus, aux éditions Flammarion. 608 pages. 29,00€.
Les notaires sous l’Occupation : Acteurs de la spoliation des Juifs, de Vincent le Coq et Anne-Sophie Poiroux, aux éditions du Nouveau Monde. 493 pages. 24,00€.
Un vol organisé : L’Etat français et la spoliation des biens Juifs, de Martin Jungius, aux éditions Tallandier. 525 pages. 24,90€.
Images d’un pillage : Album de la spoliation des Juifs à Paris, de Sarah Gensburger, aux éditions Textuel. 160 pages. 39,60€.
Le marché de l’art sous l’Occupation, de Emmanuelle Polack, aux éditions Tallandier. 336 pages. 21,50€.
Le front de l’art : défense des collections françaises, 1939-1945, aux éditions RMN. 403 pages. 22,00€.
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