À moins de cent kilomètres de Linz, et tout près de la charmante bourgade de Traukirchen au bord du lac de Traunsee, une route à peine carrossable serpente entre les sapins jusqu’au pied de la montagne.
C’est ici qu’à partir de novembre 1943, les nazis envisagèrent d’établir une usine secrète d’armement. L’endroit est discret, la forêt en tait l’existence, il est parfaitement hors de portée des bombardiers anglais et la montagne est suffisamment imposante pour permettre de creuser un vaste réseau de galeries dans lesquels on pensait construire les fameuses fusées V, l’arme secrète de la dernière chance.
Pour mener à bien le projet, les nazis disposent d’une main d’œuvre totalement gratuite et corvéable à merci. Ils furent 18.000 : allemands ou autrichiens opposés au régime, résistants italiens ou français, et puis, conformément à la logique des nazis, des juifs.
Les prisonniers se succèdent toutes les quatorze heures, de telle façon que le camp tourne sans interruption ; mais les juifs, eux, étaient particulièrement maltraités et forcés de travailler jour et nuit comme ce fermier hongrois dont on voit la photo prise à l’infirmerie du camp en mai 1945, après la libération. Il est si squelettique qu’il peut à peine tenir la position assise.
Une partie seulement du vaste réseau prévu — quinze galeries — fut réalisée : creuser la roche, étayer les galeries, aménager les lieux est un travail de longue haleine et parfaitement épuisant. Ils sont nombreux à mourir d’épuisement, de privation, de douleur, de manque d’hygiène la plus élémentaire.
Chaque jour, les nazis dressent le bilan de l’état de santé des travailleurs. On a ainsi conservé le sinistre Haftlingsanforderung du 1er mars 1945 : dans la colonne de gauche figurent les noms des hommes, dans les autres colonnes les nazis distinguent entre les kapos (lettres CA), les travailleurs en bonne santé et aptes au travail (FA), et ceux qui n’étaient plus capables de travailler, les inaptes (HA).
Dans les premiers mois d’Ebensee, lorsqu’un travailleur était devenu inapte, il était expédié à Mauthausen pour y être exécuté et incinéré : Ebensee était l’un des quarante satellites du camp de Mauthausen. Par la suite, Otto Riemer, le second commandant par ordre chronologique, décida de faire construire un crématoire : sur une photo de l’époque, on distingue le camp de concentration, la barrière électrique et, sur la gauche, la cheminée du four.
En 1944, lorsque la défaite du Reich semblait sérieusement se profiler, Hitler décida que le camp d’Ebensee serait le lieu d’assemblage des tanks. Le camp d’Ebensee ne fut libéré que le 6 mai 1945, deux jours à peine avant l’armistice.
L’année prochaine, à l’occasion de la nomination de la région de Salzkammergut comme Capitale Européenne de la Culture, une artiste plasticienne japonaise, Chiharu Shiota, qui vit et travaille à Berlin, va s’emparer de ce lieu de Mémoire pour une de ces installations dont elle a le secret. On connait l’attachement de l’artiste pour les éléments fluides — laine, fil, ficelle — et pour la couleur rouge, celle du sang, de la violence et de la Mémoire.
Dans le cadre de ce terrible tunnel où périrent plus de huit milles personnes victimes de la barbarie, Chiharu Shiota va tendre des câbles de couleur rouge qui dessineront dans les airs la présence fantomatique d’un être ni homme ni femme, ni humain ni inhumain, ni palpable ni irrationnel, comme si la mémoire du lieu nous était donné à voir, à sentir, à appréhender.
Chiharu Shiota, artiste contemporaine, femme libre, va dessiner pour nous la trace tangible et effrayante du sang versé dans le tunnel A du camp d’Ebensee, là-bas, au bout de ce chemin difficilement carrossable, au pied de la montagne, à cinq kilomètres à peine de Traukirchen et du charmant lac de Traunsee.
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