« Ingres, l’artiste et ses princes », au musée Condé – château de Chantilly

Il n’en était pas à une contradiction près, Jean-Auguste-Dominique Ingres, le moins classique de nos peintres classiques, le plus anarchiste de nos artistes bourgeois, le plus fou de nos auteurs conventionnels.

Il est parfaitement à l’aise dans la monarchie de Juillet, qui correspond à la période la plus faste de sa production, aussi bien politiquement que moralement : il est proche des princes régnants et des banquiers d’affaire, bourgeois parmi les bourgeois et, à l’image de son époque, tout amidonné par la pesanteur d’une pensée pacifiée, tout boursouflé par la graisse qui noie les élans du cœur.

Rien chez lui de révolutionnaire, rien chez lui de romantique. C’est ainsi que cette exposition du musée Condé réunit un certain nombre d’œuvres qu’Ingres put mener à bien grâce au soutien amical et financier du duc d’Aumale et d’un grand nombre de dignitaires : encouragements, achats de toiles, commandes, mécénat, etc.

Et pourtant !

D’abord, il y a sa façon d’œuvrer : son souci maniaque de l’exactitude, sa paranoïa de la perfection. Parler de perfectionnisme dans le cas Ingres tient du pléonasme. Il fait sien le précepte de Boileau et « cent fois sur le métier », il remet son ouvrage.

C’est bien pire encore : Ingres n’est pas perfectionniste, il est malade. Chez lui, le besoin de contrôle tient de la pathologie sombre. Il ne s’aime pas, il n’aime rien de ce qu’il fait, il reprend, revoit, retouche, change, métamorphose, encore et toujours, à n’en jamais cesser.

On connaît son Autoportrait de 1804, présenté au salon de 1806, mais en réalité, cette toile resta dans l’atelier d’Ingres toute sa vie durant, et il la retravailla longuement. Il n’était pas satisfait. D’ailleurs, au Salon, l’accueil public avait été mitigé : on s’étonnait d’un manteau qui semblait tenir sur l’épaule de manière incompréhensible, d’une palette trop sombre, d’un jeu de couleur étonnant. De la première version, nous disposons seulement d’une copie exécutée par la fiancée d’Ingres, Julie Forestier. Rien à voir avec la toile du musée Condé. A soixante-dix ans, Ingres achève à peu près son autoportrait de 1804, réalisant ainsi une sorte de « contre Dorian Gray ». Tandis que sur la toile, le modèle demeure invariablement jeune, l’artiste, lui, se mue en vieillard.

C’est que Ingres cherche la beauté à tout prix, quitte à tricher, quitte à mentir, quitte à quitter le réel. Lui, Ingres, le laudateur de la Renaissance et du classicisme, lui qui adore Raphaël et Titien, il cherche encore et toujours quelque chose qui semble lui échapper.

Ingres était amoureux du corps féminin, de la chair et des courbes féminines. Il aimait les femmes jusqu’à l’extase, au point de vouloir faire d’elles « La Femme » éternelle, absolue, divine. Et pour cela, il déforme, change, métamorphose : il déforme les corps, les membres, les tissus, les pierres pour qu’ils pussent traduire l’idéal de la courbe.

Cet homme-ci n’aurait pas voulu décrocher la lune mais bien plutôt en modifier la forme pour en améliorer la dynamique.

Lorsqu’en 1807, alors qu’Ingres règne sur les destinées de la Villa Médicis, le baron Charles Jean Marie Alquier, ambassadeur de France, lui demande de faire le portrait d’Antonia Maria Agnese Vincenza de Nittis, il s’exécute de mauvaise grâce. C’est que la jeune femme en question est la maîtresse du baron, ce qui choque quelque peu les convictions d’Ingres. Et pourtant, il va produire une œuvre majeure, dont Théophile Gauthier dira qu’elle est la « Joconde d’Ingres ».

Celle qu’il appelle Madame Devauçay, pour ne pas avoir à utiliser son véritable nom, est représentée en buste, de face. Sous le châle qui le recouvre, le bras gauche est nettement trop long, comme s’il tentait de sortir de la toile. L’ovale du visage est si parfait qu’il paraît reprendre l’arrondi du décolleté, celui de la poitrine que l’on devine et celle de la chevelure. Il contamine cet arrondi jusqu’au dossier de la chaise qui, à l’origine, était rectangulaire – on le voit sur les dessins préparatoires. Il se mue ainsi, ce dossier de chaise, en astre ou en auréole pour mettre en valeur l’astre essentiel : la femme.

Ingres allonge les cous, cambre les reins, creuse les ventres, multiplie les lombaires pour que tout devienne courbe, élan, éclat, lueur.

Il en va jusqu’aux reflets dans un miroir qui se plient aux exigences de l’artiste. En 1843, dans son Portrait de Louise, princesse de Broglie, future comtesse d’Haussonville, le modèle est représenté devant un miroir et l’on aperçoit le reflet. Or, ce dernier est faux, il est déformé pour mettre en valeur le cou et les épaules de l’élégante jeune femme. Peu importe la réalité, il faut chercher le beau, le beau absolu, le beau seulement.

Jean-Auguste-Dominique Ingres, « Comtesse d’Haussonville », 1845
(huile sur toile, Acquis par The Frick Collection en 1927)

Pour chacune de ses œuvres, Ingres multiplie les dessins préparatoires, les esquisses, les versions de travail. Il peint même plusieurs toiles d’une toile, essaye, change, recommence, refait, transforme, recouvre. Et il est passionnant, au cours d’une exposition aussi minutieuse, de suivre les métamorphoses d’un projet. La Vénus anadyomène est datée 1808-1848 : Ingres met quarante ans à obtenir l’effet qu’il désire obtenir. Et durant ces quarante années, les bras de la Vénus s’allongent, se recourbent, s’empressent autour du visage comme s’ils devenaient non plus des bras, mais un collier fait de chair, un serpent fait d’humain, loin, bien loin des traités d’anatomie et d’un classicisme plat.

Ingres peut, dès lors, entourer les jambes de sa Vénus d’une armée de facétieux putti surgis tout droit de Raphaël ou du Titien, comme un trait d’humour destiné à entériner l’audace élégante de l’œuvre et son inscription dans l’éternité des représentations féminines.

Un peu comme Voltaire qui dédaignait Candide ou Zadig parce qu’il se serait voulu tragédien, Ingres se morfondait d’être vanté pour ses portraits quand lui se serait voulu « peintre d’Histoire », le grand genre, le genre noble d’après lui.

Ingres n’écoutait pas les compliments de ses admirateurs pourtant nombreux, lui cherchait mieux, ailleurs, plus loin, quelque chose qu’il pressentait vaguement sans trop savoir quoi.

Sans doute Ingres, un peu comme Baudelaire, étouffait-il de se savoir moderne dans un monde qui restait au point mort, à peine remis des Révolutions et des guerres qui ponctuèrent le siècle.

Ingres, l’artiste et ses princes, au Musée Condé – Château de Chantilly jusqu’au 1er octobre 2023.

Si vous désirez aller plus loin :

Ingres, de Gaëtan Picon, aux éditions Atelier contemporain. 256 pages. 7,50€.
Ingres, ce révolutionnaire-là, de Stéphane Guéguan aux éditions Découvertes Gallimard. 160 pages. 16,20€.
Ingres, l’artiste et ses princes, ouvrage collectif, aux éditions In Fine. 288 pages. 34,00€.

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