Le lustre est allumé et le canapé Art Déco est campé au plein centre de la salle, comme en attente de quelques grivoiseries : elle peut à présent avancer dans la travée centrale, venue du fond de la salle et comme prenant à surprise le spectateur.
Avant même de monter sur la scène, elle va nous confier son double deuil : son enfant qui vient de mourir, et le grand amour de sa vie à jamais perdu.
Elle, c’est Ophélia Kolb. Elle n’est vêtue que d’un élégant peignoir de satin blanc qui s’ouvre sur un déshabillé noir, quasiment comme le décor de la scène : de longs pendrillons très lumineux et au centre, la déchirure noire du fond de salle, comme si l’univers tout entier, celui de cette femme, celui du monde qui l’entoure, n’était que ce néant surgi en pleine lumière, ce sombre qui jaillit au cœur de la clarté, cette mort à l’œuvre et s’autorise à déchirer la vie…
Ce qui marque, très vite, c’est la voix et le débit d’Ophélia Kolb : une voix tout à la fois chaude et tranchante, comme un silex à vif, une douce morsure qui découpe soigneusement les mots, qui les rend joyeux, explosifs, amers, douloureux. On l’écoute souffrir, et tout aussi bien on souffre avec elle.
En Ophélia Kolb – grâce à elle -, ce texte très littéraire, très écrit, très complexe, prend du relief : la lettre se fait vivante, l’épistolaire se fait chair.
Le texte de Stefan Zweig, nous le savons tous, est un diamant, un souffle, un volcan. Il s’en va remuer en chacun de nous les vérités les plus dissimulées, les blessures les plus profondes, les désirs les plus refoulés.
Zweig, contemporain et proche de Freud, nous parle d’une transcendance incarnée dans la chair, de l’amour comme d’une extase spirituelle, comme un impossible à fleur de peau. Il nous parle du besoin éperdu de reconnaissance, de la volonté de voir attestée son existence par un autre, de voir confirmée son être grâce à un autre être qui nous verra, nous rassurera, nous aimera. Comme si l’amour pouvait être une sorte de passeport pour le pays du concret. Il est question ici, un peu comme chez Baudelaire, de passion, de tourments, de névroses.
Mais l’immense qualité de l’adaptation et de la mise en scène de Bertrand Marcos, tout à la fois sobre et efficace, est d’ouvrir le texte de Zweig à de multiples possibles.
On insiste largement sur le fait que, par une étonnante pirouette de la pensée, la femme amoureuse s’empare de la parole de l’écrivain aimé : l’arroseur est arrosé et l’écrivain devient celui au sujet de qui l’on écrit. Comme si, in fine, le pouvoir appartenait à ceux qui osent parler.
D’une certaine façon cette femme qui meurt l’a emporté sur celui qui demeure : elle parle de lui, elle parle pour lui.
Et puis, si cette inconnue parle à l’homme aimé, tout aussi bien c’est la comédienne qui s’adresse au public, c’est la Femme qui s’en vient rectifier son rapport à l’Homme, c’est l’humilité, l’humiliée, qui vient chicaner l’arrogance du possédant.
Lettre d’un inconnue, un grand moment de théâtre qui, lui, mérite d’être connu.
Lettre d’une inconnue, actuellement à la Comédie des Champs-Elysées.
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