« Du côté de la mère », ou le judaïsme de Marcel Proust mis en lumière…

Cette expo s’achève par où tout commence : l’incipit d’À la recherche du temps perdu, et cet ultime baiser de la mère, baiser espéré, attendu, désiré, pour que le jour ne se cache pas tout à fait, pour que l’espoir demeure, pour se sentir encore aimé.

De sa mère, Marcel Proust hérita la sensibilité à fleur de chair, l’amour des arts, le raffinement aux limites de l’anémie, mais aussi une constitution chétive : la vie et la judéité.

La judéité, pour lui, est une malédiction. Autant que l’asthme et l’homosexualité. Il faut s’en défier, s’en départir, s’en excuser, s’en défaire. Il ne se dit pas juif, de la même façon qu’il ne se dit jamais « gay », et qu’il n’aime pas se sentir malade. Et c’est peut-être ce qui explique l’universalité de Proust : ce sentiment persistant et diffus du malheur de vivre, ce besoin maniaque d’une normalité pour s’intégrer au sein d’une société — celle de la Troisième République, particulièrement bourgeoise, policée, conformiste —, et puis cette peur panique de l’abandon.

Proust passe des centaines de pages à trembler et pleurer, et il nous fait, à notre tour, trembler et pleurer de le voir ainsi.

Marcel Proust est pourtant issu d’une famille qui ne renie pas, loin s’en faut, sa judéité. Il a même, pour grand-oncle par alliance, le fameux Adolphe Crémieux. Et le grand-père, Nathé Weil, bien que non croyant, emmène néanmoins chaque année son petit-fils rendre hommage aux ancêtres sur le caveau familial du Père Lachaise, et lui fait déposer un caillou sur la tombe « suivant un rite qu’il ne comprenait pas » (lettre à Daniel Halévy, 1908).

Quant à la grand-mère, Adèle Weil, c’est elle qui donne au petit Marcel le goût de la littérature et du théâtre.

Quand il va commencer à produire ses premiers essais littéraires, Proust sera accueilli, avec Gregh et Blum, par les frères Natanson au sein de la fameuse Revue blanche, et donc par la communauté.

Mais peu importe, la judéité le dérange. En témoigne la lettre adressée à son ami Montesquiou en 1896 :

« Si je n’ai pas répondu hier à ce que vous m’avez demandé des Juifs, c’est pour cette raison très simple : si je suis catholique comme mon père et mon frère, par contre, ma mère est juive. Vous comprenez que c’est une raison assez forte pour que je m’abstienne de ce genre de discussions. J’ai pensé qu’il était plus respectueux de vous l’écrire que de vous le répondre de vive voix devant un interlocuteur.« 

Marcel Proust.

La déclaration est des plus prudentes, et elle semble l’expression d’un embarras poli.

C’est que Marcel Proust ne veut pas se laisser percer à jour facilement. Et ce n’est pas sans hésitations qu’il s’engagera pour la cause dreyfusarde. Engagement qui, d’ailleurs, va lui valoir un certain nombre d’accusations publiques.

De la même manière, en fréquentant certains cercles homosexuels, il va se retrouver figurant sur un procès-verbal de police au titre de personnalité suspecte. Proust préfère, de loin, rester dans l’ombre et observer. Son univers est celui du voyeurisme social, et il se situe à la fois au-dedans et au-dehors de la société. Tel le personnage du peintre dans Le balcon, de René-François Xavier Prinet, ou bien la discrète jeune et probablement demi-mondaine Liane de Pougy, futur modèle d’Odette de Crécy, qui observe de loin le spectacle des élégantes et des dandys dans Une soirée au Pré Catelan, d’Henri Gervex.

Proust oscille dans l’entre-deux, entre le côté de Swan et celui de Guermantes.

Il erre dans le monde du « snobisme », cette situation de ceux qui sont « sine nobile » et qui, précisément, aspirent à la noblesse pour mieux échapper à la roture. Ne plus se perdre dans la plèbe, se défier de Swan pour tenter d’approcher des Guermantes, à l’image de Bloch, ce « juif de caricature » qui, au cours de La recherche, change de nom pour franciser son identité.

Son identité, Proust se la construit dans l’ombre ; son identité, son image et son mythe, il va les édifier lentement et patiemment. Et sa mère adorée, cette Jeanne Weil à laquelle il écrit en 1904 « Nous deux, on est toujours reliés par une télégraphie sans fil« , va participer aux premiers balbutiements de l’œuvre qui trouvera son envol après la disparition des deux parents.

La traduction de Ruskin et le voyage à Venise vont être des moteurs essentiels.

Marcel Proust aura ainsi forgé les armes de son combat solitaire. Lui, le grand émotif, l’asthmatique suffisamment soucieux de son image pour arborer un gardénia à sa boutonnière lorsqu’il pose devant l’objectif de son cher Reynaldo Hahn en 1905. La fleur est certes des plus odorantes mais elle est symbole d’élégance et d’ « androgynéité », c’est important.

Il lui restera quelques années à peine pour le grand œuvre de sa vie : atteindre, avec des mots, « cette beauté de certains plombs patinés de Versailles, que le temps a engainé dans un fourreau d’émeraude » (tiré d’une interview de 1913).

Marcel Proust, du côté de la mère, jusqu’au 28 août au Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme.

Si vous désirez aller plus loin :

Marcel Proust, du côté de la mère, le catalogue de l’exposition, aux éditions RMN. 256 pages. 36,00€.
Marcel Proust, un roman parisien, ouvrage collectif, aux éditions Paris Musées. 235 pages. 39,90€.
Une jeunesse de Marcel Proust, d’Evelyne Bloch-Dano, aux éditions Livre de Poche. 288 pages. 7,70€.
Marcel Proust, hors-série aux éditions Le Figaro. 8,90€.
A la recherche du temps perdu, de Marcel Proust, aux éditions CreateSpace Independent Publishing Platform. 258 pages. 9,40€.
Cahier de L’Herne n°134 : Marcel Proust, ouvrage collectif, aux éditions de L’Herne. 303 pages. 33,00€.
À la recherche du temps perdu, tomes de I à IV, de Marcel Proust, aux éditions Gallimard. 7.408 pages. 272,00€.

Partagez vos impressions

Cet article vous intéresse ? Laissez un commentaire.

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.