« Mark Rothko », l’exposition-événement à la Fondation Louis Vuitton

Mark Rothko a mis quarante ans à devenir Mark Rothko. Et bien plus longtemps encore à devenir pleinement ce qu’il était.

Né Marcus Rotkovitch en 1903 dans l’actuelle Lettonie, dépendant alors de l’Empire Russe, il est le quatrième enfant d’une famille juive libérale. Dès l’âge de dix ans, avec ses parents, il connait l’exil, la fuite loin des pogroms et de la haine, et il découvre l’Oregon.

En 1924, le bon élève docile prend la décision de devenir artiste peintre et il quitte l’Oregon pour New-York, parce que c’est là-bas que tout se passe. Et c’est seulement en 1938, alors âgé de trente-cinq ans, qu’il est enfin naturalisé citoyen américain ; deux ans plus tard il décide de se faire appeler Mark Rothko, nom qui ne sera réellement officialisé qu’en 1959.

Dans la première période de son travail, entre 1930 et 1940, des personnages filiformes et sans visage errent dans des décors démesurés — parfois le métro de New-York — pour dire un monde sans espoir qui se délite à mesure.

L’unique Autoportrait de l’artiste date de 1936 et ne dit rien de l’homme, représenté dans la pénombre et le regard masqué par des lunettes noires, comme s’il était indécent ou impossible de simplement parler de soi.

De cette période, il dira plus tard que représenter la figure humaine est une aporie puisqu’il est impossible de ne pas la « mutiler » (sic !). Il va d’ailleurs, peu à peu, se détacher de toute volonté de représentation, passant d’abord par une période inspirée par les grands mythes antiques autant que par le Surréalisme, avant de sombrer dans une sorte de dépression au cours de laquelle il abandonne provisoirement la peinture pour se consacrer à son manuscrit The Artist’s Reality.

Lorsqu’il revient à l’art pictural, au début des années 50, les éléments de son langage sont quasiment tous en place, tels que nous les connaissons et les apprécions depuis lors : les formats sont nettement plus grands, les thèmes ne comportent plus aucune référence au figuratif, et sur la toile se superposent des formes géométriques — la plupart du temps des rectangles — à peine parfois traversées par une ligne colorée stricte ou baveuse, c’est selon…

Même les titres ont disparu, et Rothko ne distingue plus les œuvres que par des numéros, suivis par les dominantes de couleurs utilisées. Ainsi Mark Rothko a-t-il glissé dans l’abstraction comme on se risquerait à s’en aller nager loin, très loin du rivage familier, là où  plus personne n’a pied.

Aux abords de la soixantaine, Mark Rothko est devenu celui qu’il voulait être : son œuvre lui ressemble. Elle possède — telle était, de son propre aveu, son ambition ultime — les couleurs de Matisse et l’émotion de Mozart.

L’œuvre de Rothko est une musique dans la mesure où elle ne possède ni sens ni raison d’être ni explication. Et ce qu’il nous propose tient de la symphonie muette, du concerto sans soliste, de la sonate de sensations. Rothko crée non de l’art au sens décoratif du terme, mais des objets de nature : ses rectangles colorés sont autant de mégalithes tombés d’on ne sait quels cieux. Il nous permet, par une véritable expérience sensorielle, d’entrer dans un univers de couleurs et de lumière. Il n’y a pas de mode d’emploi chez Rothko, pas d’intermédiaire intellectuel : ni afféteries, ni facilités, ni snobisme, ni prétention. Et l’on entre en Rothko comme on va se baigner dans les flots, comme on pénètre en forêt, comme on part en montagne.

Il ne faut surtout nullement se laisser abuser par les arguties de la critique ou des spécialistes. Le travail de Rothko est destiné au plaisir du spectateur et le plaisir de l’œil est un plaisir gourmand : il faut le laisser errer au gré des épaisseurs de peinture, de la densité, de la  transparence ; il faut s’abandonner, avec un ravissement d’enfant, aux opposition ou complémentarité des couleurs. Si à partir des années 50 les toiles de Rothko sont si grandes, c’est pour que le spectateur éprouve la sensation de s’y noyer : « il faut de la place pour l’intimité disait l’artiste.

A partir des années 60, les couleurs progressivement s’assombrissent, jusqu’au noir quasi intégral de The Rothko Room, que nous avons le privilège de voir reconstituée, comme si l’œuvre se suicidait avant que l’artiste, en 1970, n’en fasse de même.

Mais l’œuvre, dans sa grande majorité, se présente comme une œuvre heureuse sans être facile, apaisante sans être mièvre, évidente sans être vulgaire. Mark Rothko, une belle expérience à vivre à la fondation Vuitton.

Mark Rothko, du 18 octobre 2023 au 2 avril 2024 à la Fondation Louis Vuitton.

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