Lorsqu’ils se rencontrent en 1914, l’un à l’autre présentés par le délicieux poète Max Jacob, Modigliani a trente ans et Paul Guillaume n’en a que vingt-quatre.
Ce sont de tout jeunes gens mais immédiatement, entre eux, c’est le coup de foudre amical et fraternel : ils aiment la peinture moderne, la poésie, l’art africain, et tout ce qui vient d’ailleurs, de loin. Ils fréquentent tout autant, et avec le même enthousiasme, les galeries du Louvre et le Musée d’ethnographie du Trocadéro.
A une époque terriblement conventionnelle dans ses goûts et qui, de surcroit, vient d’entrer dans une guerre qui s’avérera terrible, eux, ces jeunes gens, n’aiment que l’art, la beauté des femmes et l’exigeant radicalisme de l’idéal.
Amedeo Modigliani est arrivé d’Italie en 1906. Aussi loin qu’il puisse remonter dans ses souvenirs, il a toujours été à la fois artiste et malade. Il a réchappé tout jeune à une pleurésie, à la typhoïde et à la tuberculose.
Sa mère Eugénie, juive sépharade, a veillé sur lui et l’a initié avec le grand-père aux musées : elle lui a ouvert les yeux et formé le goût. Lorsqu’Amedeo arrive à Paris, il n’a pas un sou en poche, il est maigre, fébrile, et de plus très tenté par la boisson ; mais il porte en lui cette lumière intérieure qui plait aux femmes et attire les amis. Ce seront Beatrice Hasting puis Jeanne Hébuterne qui, l’une après l’autre, vont l’aimer. Ce seront Picasso, Juan Gris, Soutine, Kisling, Max Jacob qui vont l’aider et l’entourer.
Quant à Paul Guillaume, le jeune homme issu d’une famille modeste, il a un rêve : celui de devenir marchand d’art. Il est trop fragile physiquement pour la guerre, mais son combat à lui est celui de l’art contemporain. Et il va le mener.
Sa courte vie durant, il va tapisser son intérieur, comme une sorte de maison-galerie d’art, des toiles de ses amis. Les plus surprenants peintres de la modernité, ceux dont il vante les mérites et qu’il va contribuer à faire connaître à tous : Picasso, Matisse, Braque, De Chirico, Derain, Van Dongen, et bien entendu Modigliani. Et ceux-ci d’ailleurs, en retour, vont peindre son portrait : lui qui était, pour reprendre la formule de Max Jacob, « un vrai enfant, simple, ouvert, franc et en même temps un homme mûr à vingt ans« , est devenu comme une sorte d’icone de cette génération d’artistes, tous pauvres mais joyeux drilles et promus à un bel avenir. Au bas du portrait de Paul Guillaume, Amedeo commente « novo pilota » : c’est assez dire combien les peintres avaient besoin de lui à la tête du navire.
Cette histoire, avant même d’être une histoire d’art, est une histoire d’amitié : tous ont le même rêve, le même idéal chevillé au corps et qu’ils s’efforcent de faire triompher. Quand Paul Guillaume rencontre Amedeo, ce dernier est en train de renoncer à la sculpture, qu’il avait pratiqué plusieurs années durant sur les conseils et avec l’aide de Constantin Brancusi. Paul Guillaume l’encourage : il ne renonce pas à la sculpture, il poursuit sa recherche d’une autre manière, il va sculpter les couleurs et les piments, sur la toile.
Il est étonnant de constater, dans les toiles rassemblées pour cette exposition, la rapidité de réflexion et d’exécution d’Amedeo. Si la ressemblance entre ses productions de 1915-1916 et les masques africains découverts au musée ethnographique est frappante, très vite Amedeo en assimile les caractéristiques et s’empare de la technique. Jamais il ne se noie dans les influences, toujours il les absorbe.
De la même manière, certaines toiles telles Antonia en 1915, Portrait de femme dit aussi La blouse rose en 1919, indiquent bien l’attirance de Modigliani pour le cubisme que ses amis Picasso et Braque sont en train d’inventer. Mais pour autant, il ne devient pas cubiste ; et très vite il parvient à la maîtrise de son geste : cette dextérité du trait qui le rend absolument unique et reconnaissable parmi tous les autres.
Certes, c’est l’Afrique qui le mène à allonger les portraits ou les nus ; certes c’est le cubisme qui le mène à représenter de façon géométrique certaines parties du corps humain, comme le cou de la Belle irlandaise en 1917-1918. Pour autant, ce qui apparaît reste toujours et intégralement du Modigliani. Même si les yeux, le visage et le cou du Portrait de Madame Hanka Zborowska paraissent d’abord et surtout une courbe vers la droite, encore appuyée par le col du chemisier blanc ; même si Le jeune apprenti semble tout entier happé dans une sorte de circonvolution dans l’espace, l’ensemble est toujours harmonieux et gracieux, et la géométrie respecte le sujet.
C’est peut-être aussi parce qu’il avait tout intérêt à travailler vite et efficacement, le jeune Modigliani. Ce n’est sans doute pas un hasard s’il portait le prénom de Mozart : il ne vécut pas plus vieux que ce dernier.
Amedeo Modigliani, un peintre et son marchand, jusqu’au 15 janvier 2024 au Musée de l’Orangerie.
Passionnant et bien informé comme d’habitude