Le Palais de la Porte Dorée, qui décidément ne manque pas de bonnes idées, a décidé de nous emmener en voyage. Et ce, de la plus délicate des façons : à travers des œuvres d’art.
On estime qu’à Paris, dans l’immédiate après-guerre, soixante pour cent des artistes établis étaient étrangers, ce qui représente à minima 7.000 à 8.000 personnes. Pour la plupart, et contrairement à ceux de la célèbre École de Paris, ils ne parvinrent pas à la notoriété. Et de nos jours encore, si l’on excepte Vasarely ou Zao Wou-Ki, ils restent peu connus.
Ils sont ici représentés, du moins vingt-quatre d’entre eux, qui furent peintres, sculpteurs, photographes, plasticiens dans le Paris turbulent de la Libération, à une époque où, pour beaucoup, Paris était le centre artistique de l’univers.
Deux constats s’imposent : d’une part, la présence d’artistes étrangers fut un enrichissement radical pour la vie artistique parisienne, et française de façon générale. D’autre part, la démocratie, l’ouverture d’esprit, la tolérance sont des denrées précieuses qu’il faut savoir à tout prix sauvegarder en se souvenant de certaines expériences douloureuses, et de certains épisodes historiques.
Richesse et diversité sont une évidence dans cette exposition : on circule aisément et avec bonheur du figuratif à l’abstrait, du classicisme au graphisme de type bande dessinée, de l’académisme à l’audacieux, des toiles lumineuses de Shafic Abboud aux fœtus morbides de Dado, de l’explosion des couleurs chez Joan Mitchell aux tableaux pièges de Daniel Spoerri.
Richesse et diversité parce que, dans ses bagages, chacun apporte son pays, ses souvenirs, ses techniques. Et il s’agit ici d’un apport essentiel, celui de l’ailleurs, du différent, de l’étranger.
Non seulement l’autre ne vient pas pervertir quoi que ce soit, mais il vient magnifier : Zao Wou-ki amène son savoir-faire de calligraphe ; Vieira da Silva amène ses azuléjos ; Eduardo Arroyo amène son folklore fait de flamenco, de toros et de soleils… Wifredo Lam est tout à la fois chinois, né à Cuba, de parents africains, et profondément influencé par le vaudou des caraïbes qu’il enseignera à son nouvel ami, Pablo Picasso.
Et les apports sont mutuels, car les artistes découvrant la France, le vieux continent, l’occident, s’en émeuvent et l’adoptent. La rencontre de Zao Wou-ki avec Paul Klee s’avère essentielle puisqu’elle décide de l’évolution de son œuvre : il passe de la calligraphie à l’expression de signes, puis, tout naturellement à l’abstraction. Pas besoin de sens pour dire, pas besoin de signe pour faire deviner, pour appréhender le monde. C’est d’une certaine façon à Paul Klee que Zao Wou-ki doit Vent en 1954, considéré comme sa première toile abstraite.
Iba N’Diaye quant à lui se fâche avec ses compatriotes sénégalais parce qu’il ne veut pas revenir aux racines africaines. Son idéal est de s’appuyer sur la tradition occidentale : il veut peindre sorciers et marabouts à la façon de Rembrandt. Et pendant que Picasso s’émeut pour les masques africains, lui, Iba N’Daye, s’émeut pour l’élan vital d’un Matisse.
L’enrichissement culturel est évident, immédiat, flagrant dès lors que l’autre, l’étranger, amène son œil différent, son point de vue différent. Ainsi Daniel Spoerri dont le père est mort en déportation à Dachau, et qui fut danseur, comédien, restaurateur, avant de devenir plasticien, d’abord et surtout profondément nomade c’est-à-dire « no mad », pas fou. Dans La pharmacie bretonne, Spoerri réunit des fioles contenant des eaux considérées, en Bretagne, comme miraculeuses, et qui constituent autant de traces paradoxales d’un fond de superstition toujours vérifiable au pays de Voltaire et de la Raison.
C’est l’étranger, c’est l’autre, qui vient nous montrer du doigt notre fond irrationnel qui, pourtant, continuait d’exister impunément sous nos yeux.
L’essentiel de ce que l’on nous présente, c’est un art qui sort dans la rue, qui quitte l’académisme, l’institution, les galeries et l’esprit de sérieux, que ce soit à travers les pénétrables de Soto ou les barres de bois rond de Cadere. Le métissage ne peut être autrement conçu que comme une évidence culturelle, comme un principe créatif fondamental.
Pour autant, la présence de ces artistes à Paris ne fut pas obligatoirement évidente ni facile. Certes, certains furent privilégiés, parce que possédant déjà chez eux une vraie notoriété. C’est le cas de Zao Wou-ki : fin lettré, issu d’une famille aisée, il est, à son arrivée en France, considéré comme un spécialiste de la calligraphie. C’est également le cas de Wifredo Lam. Mais Dado, par exemple, débarque du Montenegro sans un sou en poche et, pour gagner sa vie, se fait peintre en bâtiment. Joan Mitchell n’aime pas Paris : elle qui chérit les grands formats arrive tout juste à les faire tenir à côté de son lit dans son minuscule atelier. Il faudra qu’elle quitte la ville pour s’en aller peindre quelque part au fin fond de la campagne française, avoir enfin de la place, trouver sa place.
Et puis l’exil n’est jamais une évidence. L’exilé est, peut-être à tout jamais, comme chez l’argentin Antonio Segui, cet homme fracturé, coupé par le milieu, les pieds ancrés dans le sol et la tête perdue dans la nostalgie de la patrie perdue.
Hervé Télémaque, lui, découvre dans un métro parisien l’inscription « A bas les nègres » dont il va faire le thème et le titre d’une toile entièrement recouverte d’une gaze pharmaceutique transparente ; comme si cette toile était, cette toile, malade en permanence, comme la société française est malade, atteinte d’un virus impossible à éradiquer, celui du racisme.
En ces temps troublés où certains, en Suède, en Italie, et même en France, auraient tendance à céder aux appels de l’extrémisme, il est sain de rappeler, par le biais d’une telle exposition à quel point la tolérance, l’ouverture d’esprit et l’accueil des réfugiés peuvent être des facteurs importants pour l’activité, le renouvellement et la bonne santé d’une société.
Qui plus est, L’art migre à Paris et nulle part ailleurs est une exposition visuellement des plus chatoyantes, et qui constitue un véritable plaisir de l’œil.
Paris et nulle part ailleurs, jusqu’au 22 janvier 2022 au Palais de la Porte Dorée – Musée de l’histoire de l’immigration.
Si vous désirez aller plus loin :
Paris et nulle part ailleurs. Artistes étrangers en France après 1945, ouvrage collectif, aux éditions Hermann. 280 pages. 32,00€.
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