On croit le connaître parce qu’il fait partie de notre paysage culturel commun, parce qu’on a fredonné « Le poinçonneur des lilas », versé une larme sur « La Javanaise », et qu’on l’a vu, face caméra, bruler avec application un billet de cinq cents francs…
Mais l’exposition de la Bibliothèque Publique d’Information vient nous rappeler à quel point la vie de « L’homme à la tête de chou » ne fut, comme aurait pu l’écrire Baudelaire « qu’un long et ténébreux orage« .
Il est né Lucien Ginsburg en 1928 et, durant l’Occupation, ses parents changent leur nom de la famille en Guimbard : il est encore enfant et déjà, le régime nazi le fait se sentir Mister Hyde, dont il faut se défier.
Pas étonnant qu’il ait pu se sentir si proche des personnages de « doubles littéraires » chez Maupassant, Oscar Wilde, Edgar Poe et puis, bien sûr, Robert-Louis Stevenson. Pas étonnant que lui-même, plus tard, découvre son double maléfique : de tous temps, Gainsbarre se nichait en Gainsbourg.
Second coup du sort : il se veut et se rêve peintre, inscrit par son père dans une académie de peinture mais, au final, il se tournera vers la musique, contraint, pour gagner sa vie, à se faire pianiste de bar. Imagine-t-on suffisamment la déception immense de celui qui est amoureux des arts majeurs — littérature et peinture… —, et qui se retrouve au fond d’un bar, planqué derrière la caisse noire de son Pleyel, à dérouler des suites de standard qu’aucun consommateur, entre deux whiskys, n’écoute ni ne reconnaît ?
Troisième coup du sort : il est laid, il le sait, et il en souffre. Il lui faudra conquérir le cœur des plus belles femmes de Paris pour apaiser en lui le brulot terrifiant de l’auto-dénigrement. Il lui faudra écrire pour les autres, placer ses mots dans la bouche de quelques très grandes dames de la chanson et du cinéma — Jane Birkin, Brigitte Bardot, Juliette Gréco, Isabelle Adjani… — pour oublier sa terrifiante timidité d’homme complexé.
Mais rien n’y fait : cet hyper sensible au cœur meurtri va passer son existence entière à se suicider à grand coups d’alcool, de substances illicites et de tabac. Il ne s’aime guère et il s’en veut.
Alors, il va travailler, immensément, méticuleusement, pour devenir le meilleur. Toute la richesse de son immense culture littéraire, depuis les œuvres des classiques jusqu’à la littérature contemporaine, il va s’en servir pour nourrir ses textes. Il éprouve une fascination toute particulière pour les poètes, alors il se fera poète à son tour. Il veut, à tout prix, trouver « le mot exact ». Il se passionne également pour toutes les formes musicales.
Un peu à l’égal d’un Miles Davis, Gainsbourg est à l’affut de tout ce qui se fait : jazz, pop, rock, folk, funk, reggae. Il devine le RnB, il pressent le hip hop, il précède le rap. Et il intègre tout ce matériau ambiant, il l’assimile, il le fait sien.
Quatrième coup du sort : il va lui falloir atteindre l’âge de cinquante-et-un ans pour, enfin, accéder à la notoriété. Jusque-là, ses quatorze albums — dont certains chefs d’œuvre : Histoire de Melody Nelson, L’homme à tête de chou — ne connaissaient qu’un succès d’estime et ne touchaient qu’un public averti.
Pourtant, cette exposition vient nous le rappeler : l’œuvre est riche, diverse, traversée de fulgurances étonnantes. On apprend ainsi, à travers une série de manuscrits inédits, quelques-uns des secrets de fabrication de Gainsbourg : les chansons étaient élaborées non pas à partir d’un thème, d’une mélodie, d’un souvenir, d’une émotion mais d’un titre.
D’où l’étonnante présence de « listes de titres ». Le titre donne le point de départ à partir duquel, comme si l’on déroulait une évidence ou une nécessité, se succèdent des accumulation sonores, des rimes improbables et des sons venus d’ailleurs, le plus souvent de l’anglais. Tout un matériau d’abord musical et qui, forcément, conduira ensuite à la mélodie.
En fait Gainsbourg, l’amoureux des mots, se plaisait à traiter ceux-ci comme s’ils étaient des notes de musique : il les faisait chanter, bruire, battre, valser, danser et la musique se plaçait d’elle-même à leurs côtés.
Gainsbourg ne parlait pas, il faisait du bruit avec des mots, et ce bruit se faisait musique.
Gainsbourg avait peur des mots, du sens, de l’enfermement. Alors, il produisait des sons, de la musique, de la mélodie. Gainsbourg, par histoire personnelle, par éducation, par accident de la vie, venait d’un univers où l’on ne peut jamais exprimer son amour. Chez lui, toujours, le « Je t’aime » était fatalement suivi du cynique et destructeur « Moi non plus ». C’était son mal, son traumatisme, son handicap. Et il n’est pas indifférent que l’une de ses plus belles chansons d’amour s’intitule La javanaise, autrement dit ce qui se dit dans une autre langue, pas la nôtre, pas la bonne, pas la vraie.
Il ne disait pas « Je t’aime », il disait « J’avoue j’en ai bavé » : à l’autre, un autre, tout autre, de conclure…
Serge Gainsbourg, le mot exact, jusqu’au 8 mai 2023 à la BPI – Bibliothèque Publique d’Information.
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