C’est l’histoire d’une passation de témoins, telle qu’on la pratique dans certains sports : on ne se bat pas contre l’autre, mais avec l’autre.
Toute sa vie durant, et de son propre aveu, de Kooning tentera « d’être » Chaïm Soutine, mais tout en précisant bien qu’il ne cesse justement de devenir, de plus en plus, lui-même. Miracle de la fraternité artistique !
L’un, Chaïm Soutine, est juif russe (ou plutôt biélorusse) réfugié en France ; l’autre, Willem de Kooning, est néerlandais exilé aux États-Unis. L’un s’est abreuvé de la culture expressionniste et cubiste qui se développait alors sur les pentes de Montmartre ou dans les ateliers de la Ruche. L’autre s’en est allé conquérir l’espace, la vitalité, et cette grande fièvre de l’abstraction dans le pays de l’oncle Sam.
Pourtant, dès 1923 et surtout après la grande rétrospective du MoMA de 1950, de Kooning admire et s’inspire de Soutine.
L’un des intérêts de l’exposition est de nous montrer que ce dialogue entre les deux artistes ne consiste par à recopier ou à imiter. Il ne s’agit ni d’une question de thématique ni d’une question de technique, mais d’une certaine façon de capter et de capturer la lumière. Lorsqu’ils dialoguent entre eux, les peintre ne parlent pas : leurs mots sont des traits, des ombres et des couleurs. Et ce sont leurs toiles qui s’expriment pour eux. Mais ils comprennent tout à fait bien ce que disent les toiles de l’autre.
Au départ, ils ont une admiration commune pour Rembrandt, lequel est tout à la fois le père et le maître. Rembrandt, qui n’est d’aucune école, d’aucune chapelle tant il a exploré de possibles.
Rembrandt qui est hollandais, comme de Kooning, mais que Soutine, d’abord, va découvrir. Il travaille sur le thème de La femme se baignant dans un ruisseau, une œuvre majeure. Et ce travail va profondément marquer de Kooning, dont les « femmes », à leur tour, vont devenir de l’eau : Whose name was writ in water.
Et puis, ce fabuleux et étonnant Boeuf écorché de Rembrandt que Soutine découvre au Louvre, et dont il donne sa version : bien plus qu’un morceau de viande, mais tout le rapport cruel et monstrueux avec le monde dévoilé, au plus près de la pourriture, et comme à la fois l’empreinte laissée par la vie et la négation de celle-ci. Le Boeuf écorché, celui de Rembrandt et celui de Soutine, c’est la projection fondamentale sur la toile de la chair déchirée et offerte.
Soutine fascine totalement de Kooning parce qu’il demeure, contre vents et marées, un figuratif. Certes, chez lui, le sujet est soumis à rude épreuve : les doigts sont arthritiques, les chairs sont atrophiés et les visages émaciés. Son Enfant de choeur est calfeutré dans son aube comme en un carcan. Son Homme au manteau vert de 1921 a le visage comme emporté littéralement par un « orage » de rouge. Et, dans son Autoportrait de 1918, Soutine se représente nimbé par un fond triste et vert, en train de peindre le portrait d’un homme aussi marqué, ridé, anxieux que lui. Comme si au final, l’artiste ne pouvait autrement faire que de retranscrire, sur la toile, toute l’angoisse du monde.
Et que dire des paysages ? La maison, la montagne, les arbres, le ciel sont avalés par le maelström des couleurs : Paysage avec maison blanche, et surtout la très surprenante Colline de Céret de 1921. C’est que, chez Soutine, la peinture est devenue une matière, un objet, une chose crue et entière ; comme si, tout à la fois, le réel était fait de peinture et que la peinture soit du réel.
La peinture est un enchevêtrement de noirceurs et d’éclats colorés d’où surgit, au final, la lumière.
Et c’est ce travail que mène, à son tour de Kooning, et auquel il parvient admirablement dans Lumière de l’Atlantique Nord. Il a retenu et intégré cette façon de métamorphoser le sujet en objet — qui est la leçon majeure de Soutine — et qui, au final, fait relativiser la frontière entre le figuratif et l’abstraction.
Ainsi, chez de Kooning, peu à peu, la femme, thématique majeure, devient paysage et le paysage devient femme : Femme comme paysage, Marilyn Monroe, Femme Sag Harbor, Femme Accabonac…
Tout au plus pourrait-on, au sujet de cette belle exposition, déplorer son extrême brièveté ainsi que le parti pris de séparer les salles entre celles consacrées à Soutine et celles consacrées à de Kooning, alors que le propos était justement de nous aider à confronter l’un et l’autre.
Soutine / de Kooning, jusqu’au 10 janvier 2022 au musée de l’Orangerie.
Si vous désirez aller plus loin :
Chaïm Soutine / Willem de Kooning, la peinture incarnée, la catalogue de l’exposition, aux éditions Hazan. 230 pages. 40,00€.
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