« L’art dégénéré, le procès de l’art moderne sous le nazisme », au Musée Picasso

Contrairement à une légende qui eut longtemps cours, ni Hitler ni Goering n’étaient spécialement compétents dans le domaine des beaux-arts. Ils jugeaient plus ou moins selon l’avis des experts dont ils s’entouraient et selon la côte officielle des artistes, passés ou contemporains. C’est ainsi qu’à leurs yeux, l’art servait  leur cause ou la desservait. C’était simple.

« Art dégénéré » : l’intitulé seul peut laisser songeur. Qualifier l’art, un certain courant artistique, de « dégénéré », c’est néanmoins continuer à le qualifier d’art. Si l’adjectif est dépréciatif, le substantif conserve sa valeur. Et puis, si l’art est « dégénéré », s’il est donc indigne et inférieur à une autre catégorie d’art, alors à quoi bon l’exposer ?

En 1937, le pouvoir nazi organise à Munich une exposition «Entartete Kunst », Art dégénéré, montrant plus de 700 œuvres d’une centaine d’artistes, représentants des différents courants de l’art moderne. Et à cette exposition fera écho une seconde exposition, consacrée à « L’art allemand » celle-ci. D’un côté, ce qu’on ne saurait tolérer, de l’autre ce qu’il faut admirer. Le public, au fond, est bon enfant : on lui dit de détester, il déteste.

« Il y a beaucoup de visages fermés« , écrit  Hannah Höch le  11 septembre 1937 après sa visite de l’exposition Art Dégénéré, et on sent aussi beaucoup d’oppositions. « Les gens ne disent presque rien« . Ce silence a valeur d’aveu : que dire devant ce qu’on nous dit ne pas pouvoir être vu ? Rien. Regarder et se taire.

Il faut bien dire aussi que les critères de cette « épuration artistique » demeurent des plus incohérents. Que reprochent les nazis à ces artistes ? L’exposition a ce grand mérite d’insister justement sur la diversité incompréhensible des raisons invoquées.

Parmi ces artistes, certains donc sont trop juifs : tel est le cas de Jankel Adler et de son Portrait d’Else Lasker-Schuler, de Ludwig Meidner avec son Ravissement de Saint-Paul, et bien entendu de Marc Chagall avec La prise. D’autres ne sont pas suffisamment allemands : Paul Klee est trop suisse, Ernst Barlach, avec Le vengeur ou Jeune fille gelée, n’est pas national-socialiste. Quant à Karl Hofer, il a été exclu de la Chambre des Beaux-arts du Reich parce que sa femme Mathilde est juive. On ne peut donc ni exposer ni vendre ses œuvres. En 1939, il va divorcer et retrouver son statut de peintre tandis que Mathilde Hofer, elle, va mourir à Auschwitz en 1942.

Il y a également les opposants politiques, ou ceux qui ont pu être considérés comme tels. Erich Heckel adopte une esthétique archi-classique dans sa toile Trois femmes mais il figurait dans l’exposition « Images du Bolchevisme contemporain ». Même chose pour Georg Grosz et Metropolis. Quant à Otto Freundlich, il fut une figure importante de l’abstraction et le président des artistes allemands antifascistes en 1935. Sa remarquable toile de 1935 intitulée Hommage aux peuples de couleur dit bien où se situait son engagement politique. Il mourut assassiné le 9 mars 1943 à Sobibor.

Mais l’objet de la condamnation peut être la source d’inspiration. Emil Nolde par exemple s’intéresse un peu trop aux objets des cultures extra-européennes, notamment celles des collections du musée d’Ethnologie de Berlin : ce n’est pas raisonnable.

Et puis, il y a les « malades », ceux dont le pouvoir nazi se défie et qu’il veut détruire, en raison de sa phobie alarmante de la contagion. Vincent Van Gogh et L’arlésienne sont l’incarnation de l’artiste « fou » ; cinq de ses peintures seront retirées des musées, dont trois qu’on ne retrouvera plus jamais. Oskar Kokoschka est considéré comme l’archétype de l’artiste « dégénéré », accusé de maladie mentale. Elfried Lohse-Watchtler, quel que soit son talent, officiellement reconnu dans l’immédiate après-guerre au sein de la Nouvelle objectivité, fut  internée en 1929 pour dépression nerveuse à l’hôpital de Hambourg. Elle mourra assassinée dans le cadre de l’opération d’extermination des adultes handicapés physiques et mentaux connue sous le nom d’ « « Aktion T4 ». Lovis Corinth, lorsqu’il réalise le Portrait du peintre Bernt Grönvald en 1923, lui peint les cavités oculaires vides parce que son modèle est à quelques jours de la mort. Mais cette particularité stylistique est interprétée par les nazis comme un signe de la dégénérescence mentale de l’artiste qui fut victime à soixante-trois ans d’un AVC et en partie paralysé.

Et puis les raisons peuvent paraître nettement plus obscures. Que reprochait-on au juste à Ernst Ludwig Kirchner ? Que sa Rue de Berlin soit trop joyeuse et colorée ?  Et à Otto Dix ? Que sa Fin de journée des ouvriers de la métallurgie ne le fut pas suffisamment ? Pourquoi Jean-François Raffaëlli connut-il la disgrâce ? A cause du thème mélancolique de ses Vieux convalescents ?

Plus paradoxal encore le cas de Franz Marc, connu pour être l’un des fondateurs de l’Expressionnisme, qui s’est engagé lors de la Première Guerre mondiale et fut tué à Verdun en 1916. Cinq de ses toiles figuraient dans l’exposition, dont Sangliers. Le public s’en ému : Franz Marc était un héros de la Grande Guerre. Résultat : on retira une des toiles.

Autre paradoxe, celui de Georg Schrimpf , auteur de Jeune femme nue devant un miroir. Cinq de ses toiles furent confisquées en juillet 1937 dont celle-ci, alors que Rudolph Hess était collectionneur des œuvres du peintre. Hess demanda, en vain, à ce qu’il soit retiré de la liste des artistes dégénérés.

Mais le temps a fait son œuvre. En 2010, alors que l’on fouillait le sous-sol berlinois pour la construction d’une nouvelle ligne de métro, on découvrit seize fragments d’œuvres qui figuraient au catalogue de l’exposition « Art dégénéré » et qui étaient considérées comme perdues : elles avaient été entreposées dans un immeuble qui se trouva bombardé en 1945. Elles sont désormais exposées au Neue Museum de Berlin : Les simples, de Karel Niestrath ; Femme enceinte d’Emy Roeder ; Figure de Richard Haizmann, Danseuse de Marg Moll… Même la terre rend ce que les nazis avaient enfouis !

Et puis, en 2012, au cours d’un simple et banal contrôle d’identité dans le train entre Zurich et Munich, on constata que Cornelius Gurlitt était en possession d’une œuvre d’art que l’on pensait disparue. Durant la seconde guerre mondiale, son père, Hildebrand Gurlitt, était l’un des quatre  marchands d’art agréés par le pouvoir nazi pour vendre ou échanger des œuvres, et en particulier pour garnir le fameux musée d’Hitler prévu à Linz. A ce titre, Gurlitt avait accumulé une importante collection personnelle d’œuvres spoliées ou confisquées dont il ne rendit qu’une partie seulement en 45, prétextant que le restant avait été détruit par les bombardements. La collection retrouvée compte 1600 œuvres d’art réparties dans plusieurs propriétés, un véritable trésor de guerre qui va enfin être rendu.

Le temps a fait son œuvre. Et quelle belle revanche posthume pour tous ces artistes que de se voir aujourd’hui exposés comme étant les ancêtres de l’art contemporain et dans un lieu, le Musée Picasso, qui symbolise l’ouverture d’esprit, la tolérance et l’accès de tous à un art libre de préjugés.