Peut-être que la principale leçon d’Erwin Blumenfeld est une leçon d’optimisme et d’élégance. À l’en croire, tout toujours se fait de hasard.
« Cela relève du hasard le plus pur » écrira-t-il, par exemple, au sujet de la façon dont il échappe à la déportation. Et ce n’est pas modestie excessive, mais juste le recul philosophique nécessaire devant les heurts du destin.
Dès le seuil de l’exposition, le ton est donné avec ce monumental tirage du Double portrait à la Linholf de 1938 : lui-même, Blumenfeld ; et lui-même encore, de part et d’autre de l’objectif tourné en direction du spectateur. Une façon facétieuse de nous avouer qu’il ne sera jamais là où on l’attend, mais à côté, toujours à côté, et que le plus important dans tout cela reste le monde et le spectacle que donne le monde.
« Il faut que le photographe aime vraiment la photographie plus que le métier de photographe ».
Erwin Blumenfeld.
Un hasard s’il finit ses jours aux États-Unis. Il était né en Allemagne mais ne se sentait pas allemand pour autant. Il s’était exilé une première fois en Hollande, mais perdit tout droit d’être hollandais ; puis une seconde fois en France, mais ne se sentait pas du tout français ; puis aux États-Unis mais ne se sentait pas un instant américain.
En étant de partout, il n’était de nulle part. Et comme s’il se devait de respecter une sorte de mythe contemporain, Erwin Blumenfeld, le petit juif, se faisait errant !
Par hasard aussi s’il aime la photographie : un appareil modeste offert par le père alors que le jeune Erwin a dix ans à peine.
« Plus qu’à quiconque je dois au führer Schicklgruber [nom de naissance d’Adolph Hitler NDLR]. Sans lui, je n’aurais pas eu le courage de devenir photographe. »
Extrait de l’autobiographie d’Erwin Blumenfeld « Jadis et Daguerre ».
En effet, une bonne part de sa résistance au nazisme consista à détourner des photographies de celui qu’il considérait comme le Minotaure des légendes.
Hasard encore une fois s’il découvre le principe du « trucage ». Aux Saintes-Maries-de-la-Mer, à la fin des années 20, il photographie des gitanes, dans des poses alanguies ou provocantes et, parmi celles-ci, une jeune mère. Il va conserver ce négatif dans ses papiers et, durant la guerre, celui-ci va commencer à se détériorer, provoquant au moment du tirage un curieux effet de sépia et de pourriture lente. L’effet le séduit, il nomme la photo Notre-Dame de la détérioration.
Bien sûr, il apprend et expérimente. Par exemple, le principe de la solarisation, dit « effet Sabatier », découvert par Man Ray, et qui consiste à allumer la lumière au cours du développement pour provoquer une inversion partielle des valeurs de l’image ; ou bien encore la réticulation, brusque changement de température du film lors du développement, d’où une condensation des grains d’argent en motifs géométriques. Et puis la surimpression, et les trucages obtenus par des mouvements d’appareil…
D’abord et avant tout, Blumenfeld cherche. Peu lui importe au fond le but, il est perpétuellement en chemin. Bien loin, au final, de ce qui va constituer l’essentiel de son travail : Vogue et la publicité. Il les hait profondément, les traitant de « milieu hostile à l’art et foire des vanités« . Le rédacteur en chef de Vogue n’a-t-il pas le monstrueux courage de lui lancer, sans la moindre trace d’humour : « Si vous étiez seulement né Baron et devenu pédéraste, vous seriez le plus grand photographe du monde !«
Jamais Blumenfeld ne se prend au sérieux. Lui-même se définit comme « un amateur. (…) Pour moi, un photographe amateur est un passionné« . Et lorsqu’en 1941 il débarque aux États-Unis, il aura le sentiment d’apporter aux américains la culture qui leur manquait. Il va ainsi créer une sorte de chic américain, imposer ce qui désormais sera le modèle dominant : la notion d’icône culturelle et esthétique.
Dans son travail de photographe de mode, durant les années Vogue, Blumenfeld aura surtout aimé les femmes, jusqu’à la folie, avouant d’ailleurs lui-même, avec une déconcertante franchise, qu’il avait rêvé de voir beaucoup de femmes nues et de posséder un atelier : une sorte de fantasme « Vie de Bohême, Paris 1830 » qu’il va concrétiser en étant riche. Devant son objectif ont défilé quelques-unes des plus belles femmes d’Hollywood, et à chacune, bardée de son importance et de son statut, il lançait pour les détendre : « Voulez-vous m’épouser ? » Pas une américaine n’y résiste. Et c’est gagné : derrière la star, la femme sourit et frémit, se faisant plus vraie, plus joyeuse, plus folle, prête à être immortalisée.
« J’espère que vous ne prenez rien au tragique, écrivait-il à sa famille durant la guerre, parce qu’il n’y a pas de tragique. »
Erwin Blumenfeld est encore présent à la toute fin de l’exposition, à demi-masqué derrière un verre dépoli — Autoportrait, 1930-1955 —, mais prêt à nous » tirer » le portrait ; un peu comme si, malicieusement, il nous lançait « La seule chose qui importe, sais-tu ? c’est le chemin. »
Les tribulation d’Erwin Blumenfeld, 1930-1950, jusqu’au 5 mars 2023 au Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme.
Si vous désirez aller plus loin :
Les tribulation d’Erwin Blumenfeld, 1930-1950, ouvrage collectif, aux éditions RMN. 240 pages. 42.00€.
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