À en croire ses congénères du lycée Condorcet, si eux se trouvaient être des garçons, Marcel Proust, en revanche, était « quelque chose d’autre ».
Il faut bien avouer déjà que, de l’avis des témoins de sa vie, dame nature ne l’avait guère gâté cet enfant-là, devenu homme sans qu’il y paraisse et qui devait ne jamais avoir le temps de vieillir : malade, asthmatique, souffreteux, amaigri, disgracié, les yeux cernés en permanence, le teint blême, la barbe ridicule et mal implantée…
Et pourtant ! Pourtant, cet extra-terrestre sut, mieux que quiconque sur cette Terre, dire l’essentiel de vivre : le sentiment amoureux, la peur de mourir, les affres de la jalousie, l’envie de posséder, le désir de briller, la beauté des femmes et celle des fleurs, l’ampleur dévorante du désir, la supériorité transcendantale de l’Art, la conscience du malheur…
Qu’on ne s’y méprenne pas : nul besoin pour aller au musée Carnavalet d’être tombé dans la marmite de thé quand on était petit, ou de connaître son Proust sur le bout des doigts. Tout au contraire, puisque ce que démontre, brillamment, l’exposition, c’est toute l’importance de l’auteur de la Recherche dans notre imaginaire collectif.
Proust est l’égal de Freud, en ce qu’il n’est pas nécessaire de l’avoir lu pour en connaître l’importance dans notre inconscient.
Et Proust, d’abord et surtout, c’est Paris. Comme une sorte de décor, terriblement quotidien, devenu un lieu de magie. A la façon d’un Monet, après lequel plus personne jamais ne verra les nymphéas de la même manière, à la manière, au cinéma, d’un Luchino Visconti à travers les yeux duquel nous retrouvons, tous, à chaque fois, Venise perpétuellement à l’agonie, Proust a changé le visage de Paris.
Qu’on le sache ou qu’on l’ignore, le Paris que nous connaissons — avec son prix, sa valeur, son orgueil et ses turpitudes —, nous le devons à Marcel Proust. Sa plume a changé la boue en or, les pierres de taille haussmanniennes en nuées d’espoir, et le bitume en Eden retrouvé.
Ainsi les grands espaces verts qui, à l’époque, viennent juste de surgir du rêve de Napoléon III et du crayon d’Alphand. Proust leur donne une dimension mythologique comme autant de lieux de romances imaginaires attachées à une figure féminine : les allées des Champs-Elysées sont l’espace des amours juvéniles du narrateur pour l’espiègle Gilberte, le bois de Boulogne est celui des courses folles d’Odette de Crécy, la demi-mondaine pourchassée avec une fougue neurasthénique par Charles Swann, et les Buttes-Chaumont celui des errances de la gracieuse et insaisissable Albertine soupçonnée de passions saphiques par le narrateur.
Proust a bâti un Paris mythologique comme l’avaient fait, avant lui, Villon, Hugo ou Baudelaire.
Et quel exploit cela représente de la part de celui qui subsista péniblement dans un univers restreint à la rive droite de la Seine. Proust naquit à Auteuil et mourut dans le XVIème ; au cours de sa vie, il se déplaça à peine du domicile familial, 8 boulevard Malesherbes, au refuge fameux du 102 boulevard Haussmann. Soit une distance de quelques centaines de mètres, et les deux aux alentours de l’église de la Madeleine (ne sont-elles pas amusantes, les facéties du destin ?) Et pourtant, Proust portait en lui la matrice de l’Univers tout entier : planète, cosmos, idées sombres et grandes illusions inclus.
C’est que Proust a su magnifier tout ce qu’il approchait, expliquait, détaillait. Tout, et même ce qu’il détestait puisque, à le lire, son quartier d’enfance est « l’un des plus laids de la ville ». Pour ce faire, il a accepté de souffrir, transformant jusqu’à son moindre souffle de vie — lui qui en possédait si peu, de souffle et de vie — en œuvre d’art.
Chez Proust, la chair s’est faite littéraire et les os sont devenus des mots. Il aura, de son vivant, accompagné et magnifié ce grand mouvement culturel, artistique et historique qui part des Tuileries en ruine, et va jusqu’aux conséquences de la Grande Guerre, en passant par l’érection de la tour Eiffel : 1870-1920.
Les errances et les douleurs de Proust sont les nôtres comme si, tel un Christ littéraire, il avait assumé la souffrance du Monde en endurant une hyper-sensibilité pathologique. Lui qui savait voir, et faire voir, quelque chose d’une vue de Rome par Piranèse dans l’église Saint Augustin sous la neige, et trembler à l’extase de la robe d’une élégante ou de l’odeur d’un soir d’été.
Proust était sans doute autre chose qu’un homme, mais il parvint à nous donner, à nous tous, une très haute idée de la sensibilité humaine : cent cinquante ans après, Paris se devait de lui rendre hommage.
Marcel Proust, un roman parisien, jusqu’au 10 avril 2022 au Musée Carnavalet.
Si vous désirez aller plus loin :
Marcel Proust, un roman parisien, le catalogue de l’exposition, aux éditions Paris Musées. 235 pages. 39,90€.
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