Entachée de différents conflits – guerre de Crimée, Révolution russe, Première et Seconde Guerres mondiales… -, l’Europe de la fin du 19ème et de la première moitié du 20ème siècle aura également été marquée par diverses tentatives, plus ou moins fructueuses, de territorialisation et de sédentarisation des nombreuses communautés juives que comptait alors l’Europe.
De tout temps victimes idéales, celles-ci subissaient, au gré des divers dirigeants qui trouvaient là un moyen de détourner le peuple de problèmes bien plus graves, pogroms, persécutions et exécutions sommaires.
Si ces premières expériences auront toutes, à plus ou moins court terme, été abandonnées, elles n’en furent pas mois essentielles et permirent aux Juifs de prendre en mains, pendant quelques temps du moins, son avenir en tant que Peuple, en tant que population d’une terre.
A l’exception peut-être de la création de l’Etat autonome Juif du Birobidjan, magnifiquement mis en page par Marek Halter dans L’inconnue du Birobidjan, ces tentatives d’octroyer aux Juifs une terre sont relativement méconnues. Bien avant 1948, et la création de l’Etat d’Israël, divers gouvernements et associations prirent cependant des décisions en ce sens. Décisions dissimulant bien souvent des raisons politiques, certes, mais tout de même.
Lorsqu’éclate en 1894 en France l’affaire Dreyfus, alors que souffle partout sur l’Europe une vague d’antisémitisme soutenue, le monde constate l’échec de tentative d’assimilation des Juifs. Alors journaliste, le père-fondateur du sionisme, Théodore Herzl, suivra de près ce retentissant procès, au même titre que le financier autrichien Maurice de Hirsch, anobli par la maison de Bavière.
Sensible au sort des communautés juives de Turquie, mais surtout à celles de Russie, où après l’assassinat du tsar Alexandre II, elles sont largement persécutées, le baron Maurice de Hirsch consacrera sa fortune au service de l’installation des Juifs en Argentine.
Il fonde la Jewish Colonization Association, organisme implantant des colonies dans les provinces de la Pampa et de l’Entre Rios. Ce projet de colonisation agricole reçoit un bon écho de la part du gouvernement argentin, prêt à offrir des terres éloignées et inhabitées de son vaste territoire à ces immigrants européens.
Si ce projet connut un succès notoire, il ne sera que de courte durée. A partir de 1933, et l’arrivée d’Hitler au pouvoir en Allemagne, l’Etat argentin décide de fermer ses portes aux Juifs en provenance d’Europe, et instaure un processus interdisant l’entrée sur son sol aux réfugiés politiques. La seule issue possible pour les millions de Juifs européens disparait, tout comme disparaitront ces colonies agricoles, supplantées par le projet sioniste de Théodore Herzl. La population ne cessant de décroitre, le projet est abandonné à l’aube des années 50, et tous les efforts concentrés vers le nouvel Etat d’Israël.
A l’est également, suite à la Révolution de 1917 et à l’effondrement du régime tsariste, on imagina attribuer aux Juifs un territoire. Avec la plus forte population juive du monde – plus de cinq millions de Juifs recensés sur le territoire russe en 1897, le gouvernement mène une vaste politique de sédentarisation des communautés juives en Ukraine du sud, mais également en Crimée.
La Crimée est en effet un territoire désirable et populaire pour les Juifs, où ils sont déjà très nombreux. De plus, le climat y est clément, et la terre fertile. Le richissime américain James Rosenberg, ainsi que le rabbin Menachem Schneerson, rabbi de Loubavitch, cautionnent ce projet en lui apportant leur soutien. Mais rapidement, force est de constater que le mixage des communautés ne prend pas. Toutes ne parlent pas la même langue, dans les écoles, laïcs et religieux sont assis sur les mêmes bancs, compliquant toute uniformisation du programme scolaire, sans parler des intellectuels, qui refusent quant à eux de vivre comme des paysans.
Si la révolution industrielle des années 30 et l’exode rural contribueront à ralentir considérablement le programme criméen, ce seront surtout les ébauches d’un nouveau projet, d’envergure cette fois-ci, qui y mettront définitivement un terme.
A partir de 1927, le gouvernement russe, surtout soucieux de contenir sa frontière avec le Japon par un peuplement de la région, va travailler d’arrache-pied à un nouveau projet en offrant aux Juifs un état autonome – le premier, dans la très éloignée et peu accueillante région du Birobidjan, à l’extrême sud-est du territoire. Grâce à un dossier bouclé dans des délais exceptionnellement courts, les premiers colons y arrivent vers avril-mai 1928. Mais les espaces naturels mis à disposition des nouveaux immigrants n’étant pas cultivables – un comble pour une tentative de sédentarisation par l’agriculture, plus de la moitié des arrivants repartiront vers les grandes villes du pays avant la fin de l’année.
En 1928, ce sont au total 631 personnes qui s’installent au Birobidjan, mais malgré tous les efforts déployés par le gouvernement, le Birobidjan a du mal à se peupler. Trois ans après sa création, on arrive péniblement à quatre mille habitants.
Passionnant à plus d’un titre, Territoires de l’exil Juif contient également de précieux témoignages extraits, par exemple, de Ma vie, de Léon Trotski, dirigeant bolchevik et chef de l’armée rouge, dans lequel il raconte son quotidien dans la colonie juive dans laquelle il est né et où il vécut, dans le sud de l’empire russe, ou également celui du poète et écrivain polonais Israël Emiot qui y parle de l’ambiance d’après-guerre, en pleine période de purge massive à l’encontre des Juifs. A la fin des années 40, lorsque l’état du Birobidjan est dissout, Israël Emiot est arrêté, accusé d’espionnage, puis déporté en Sibérie.
Brillant auteur de The Birobidzhan Affair, il y relate la situation des Juifs dans le Birobidjan d’après-guerre.
Dans sa toute dernière partie, l’ouvrage revient sur les heures importantes des congrès de Bâle, qui donneront lieu à la naissance de l’Etat d’Israël, et propose quantité de cartes présentant la « zone de résidence » des Juifs dans l’Empire russe, la colonisation juive agricole en Crimée, le Birobidjan, ainsi que les colonies agricoles juives en argentine.
Une fois lues ses quelques deux-cent-vingt pages, l’objectif de ce livre, consistant à mettre en lumière des faits oubliés ou méconnus, celui des tentatives de territorialisation des Juifs, est largement atteint. En plus de se révéler une précieuse source d’information, le rythme de narration y est juste, et les faits politiques, nécessaires à la compréhension de l’ensemble, se mêlent parfaitement aux expériences humaines que le récit laisse transparaitre.
A lire absolument !
Territoires de l’exil juif : Crimée, Birobidjan, Argentine, de David Muhlmann. Editions Desclée de Brouwer. 228 pages. 19.00€.
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Les différentes tentatives de territorialisation du Peuple Juif sont absolument passionnantes. En-dehors du Birobidjan, sorti de l’ombre par Marek Halter il y a peu, j’ignorais toutes les autres. Très intéressant et excellent travail en effet. Merci pour votre commentaire. Alon.
Merci pour cet article, le livre de David Muhlmann est en effet passionnant. Un beau travail de sociologue et d’historien à mettre entre tous les mains!