Toute sa vie durant, Victor Brauner aura été un exclu. Fils d’une famille exclue de sa région d’origine, la Moldavie, par la répression russe de 1907, Victor Brauner est exclu, au moins dans le comportement à son égard, par ses parents qui, de leurs six enfants, le considèrent comme le seul bon à rien ; puis exclu, à vingt ans à peine, de l’école des beaux-arts parce qu’on le considère comme très peu doué (on ne dira jamais suffisamment l’exquis don de divination dont certains enseignants font preuve).
Une fois à Paris, il sera exclu des Surréalistes par André Breton, grand spécialiste en la matière, et exclu également par Hitler parce qu’il était juif. C’est beaucoup pour un seul homme…
Et puis, il y a également « l’accident » : un soir d’août 1938, au cours d’une soirée sans doute un peu trop arrosée, deux de ses proches amis, Oscar Dominguez et Estéban Frances, se disputent dans leur langue natale, l’espagnol, à laquelle Brauner ne comprend rien. L’affrontement monte en violence et Brauner s’interpose entre les deux. Sans que personne ne soit capable d’expliquer comment, Dominguez frappe Brauner au visage et lui crève l’œil gauche. Cet incident est une sorte de « franchissement du miroir » pour le peintre, lequel d’ailleurs, très étrangement, l’avait anticipé avec son Autoportrait de 1931 dans lequel il se représentait lui-même avec l’œil gauche énucléé.
Van Gogh s’était représenté « à l’oreille coupée », mais c’était après l’acte suicidaire ; Brauner s’est représenté « à l’œil absent » mais sept ans avant que l’événement ne se produise. Il va lui falloir porter à vie un œil de verre et ré-éduquer son œil restant, faisant ainsi de Victor Brauner le seul peintre qui a réappris à voir ! Breton et les Surréalistes le considèrent désormais comme « le peintre voyant ».
Mais cette série d’exclusion va devenir le moteur même de son art et de son fonctionnement intime. Puisque le monde le rejette, qu’importe, Brauner va réinventer un monde, le sien, celui de ses rêves, de ses fantasmes, de ses désirs. Même lorsqu’en juin 1940, il se retrouve à Marseille avec les Surréalistes et que, ne parvenant pas à obtenir un visa pour fuir la France, il est obligé de se cacher.
« Le Surréaliste Victor Brauner, à qui il a été interdit de vivre et de peindre et dont l’œuvre a toujours été indésirable, vous présente ses tableaux faits dans la clandestinité. »
Victor Brauner, Carnet Rose, février 1945.
Puisqu’il a du mal à se procurer du matériel, il va peindre sur ce qu’il trouve et avec ce qu’il trouve : cire, bois, galets, tissu… Il va sculpter, modeler, assembler, manipuler, inventer. Et cette période d’exil et de difficultés matérielles est aussi une période de créativité durant laquelle Brauner innove sans cesse.
Au final, ce que Brauner découvre, ce n’est pas tant un nouveau langage qu’un nouvel univers. Il emmêle les mythes au bout de ses pinceaux et crée son propre système de signes et de symboles. Ce qu’il érige n’est plus tellement de la peinture ou de l’art, mais, de son propre aveu, une succession de « fétiches ».
Un peu à la façon de cet art africain ou océanien qu’il commencera à collectionner dans les années de l’après-guerre et dont il admire profondément l’efficacité et la rigueur. Il se crée des « objets de défense personnelle », et ce faisant, il sait pertinemment qu’il touche à l’universel, puisque les fétiches savent protéger qui les respecte.
Il devient ainsi l’homme qui sait fermer les yeux sur le monde pour mieux les ouvrir sur l’intérieur de lui-même. Il prétend s’être, à plusieurs reprises, identifié à des animaux : avoir voulu regarder comme regarde le chat, comme regarde le renard, comme regarde le serpent, et son œuvre en témoigne. Il invente un monde de créatures magnifiques et puissantes, tel le Congloméros, qui est « conglomérat » et « éros » à la fois : des créatures toujours et souvent bisexualisées, mais où le principe féminin l’emporte : Brauner estimait que la guerre était née de l’homme, et le signifiait dès 1938 dans son dessin Cette guerre morphologique de l’homme où c’est le mâle qui est enceint, et enceint naturellement du mal.
Brauner savait nous convier dans son monde tout à la fois enfantin et terrible, ce qui ne lui interdisait nullement l’humour comme en témoignent les dernières œuvres de l’exposition : Le bel animal moderne, Le tableau à quatre pattes ou L’aéroplapa, toutes les trois de 1965, soit un an avant le décès du peintre.
Victor Brauner. Je suis le rêve. Je suis l’inspiration, jusqu’au 10 janvier 2021 au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris.
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