« Petit, prenez deux jours de congés pour aller embrasser vos parents, car nous partons vendredi 13 novembre pour aller au Japon, en effectuant le tour du Monde » annonce Albert Kahn à Albert Dutertre, en octobre 1908.
Albert Khan a quarante-huit ans, il est né Abraham, et issu d’un petit village d’Alsace, Marmoutiers. Son père était négociant en bétail et c’est à l’âge de seize ans que le jeune Alfred effectue son premier voyage, celui qui le mène à Paris. Très vite, il va trouver un emploi en tant qu’employé de banque, grimper les échelons et faire fortune dans les mines.
De cette période commence pour lui une série de nombreux voyages professionnels qui lui donnent l’occasion de découvrir les merveilles du monde. Albert Khan a « la bougeotte ». Non pas qu’il soit insatisfait mais il veut comprendre, connaître, savoir, à tout prix. Il rêve de faire le tour de ce Monde et c’est en 1908 qu’il décide de réaliser son rêve.
Il embarque le 13 novembre 1908 à bord de l’Amerika, l’orgueilleux transatlantique de la compagnie Hambourg Amerika Linies. Avec lui, Albert Dutertre, son chauffeur et mécanicien, et son chargé d’affaires, Maurice Lévy.
Curieusement, Albert Khan ne veut être ni devant ni derrière l’objectif : tel un gosse farouche, il fuit les portraits qu’on voudrait faire de lui et c’est aux autres qu’il confie le soin de fixer le réel sur pellicule. En l’occurrence, c’est à Albert Dutertre. Il a fait donner au jeune homme des cours — parmi les plus prestigieux — de photographie et de prise de vues. Il lui a acheté le matériel le plus haut de gamme du marché. Et ils embarquent donc avec, dans leurs bagages, deux stéréoscopes, une caméra Pathé, un phonographe, des milliers de plaques de verre noir et blanc, de plaque autochromes Lumière, des centaines de films et de rouleaux de cire pour l’enregistrement sonore. Ils vont parcourir l’Amérique du Nord, le Japon, la Chine, l’Asie du Sud-Est, l’Egypte, le canal de Suez, l’Italie… et le périple durera quatre mois.
Certes Albert Khan n’a pas inventé le concept de voyage photographique. Certes il n’est pas seul à être fasciné par l’Orient. Il y avait eu, quelques années auparavant, le fameux voyage en Orient auquel participa Gérard de Nerval, et au cours duquel Maxime du Camp fixa sur la pellicule quelques très belles images telle 1849-1850. La première pyramide, site de Khéops.
Parmi ses contemporains, beaucoup avaient déjà accompli ce type de voyage : Lucien Bourgogne, Albert Emile Camille Le Play, Auguste Léon, et surtout Jules Gervais-Courtellemont pour qui Albert Khan professait la plus vive admiration. Mais rarement, c’est certain, on n’a été aussi sensible qu’Albert Khan à la dimension initiatique du voyage et à l’impérative nécessité de saisir la réalité avant qu’elle ne disparaisse.
Ce labeur permet à Albert Khan de conjuguer les innovations technologiques les plus en pointes de l’époque : les transports et les médias. C’est essentiel à l’aube du XXème siècle : aller plus vite, plus loin, plus surement, et dire le réel avec des images et des sons.
Albert Dutertre, l’opérateur photographique d’Albert Kahn, revient à Paris le 11 mars 1909 avec 4.000 clichés dans ses bagages. Après ces quatre mois de pérégrination, il redevient chauffeur mécanicien, il quittera le service du banquier après 1912 et on ne lui connaît plus aucune velléité photographique. Comme si son employeur, Albert Khan, l’avait embarqué dans une sorte de parenthèse enchantée, un ailleurs des plus lointains, après lequel le chauffeur n’aurait eu pour seul but que le retour à la banalité.
Albert Kahn avait déjà lancé l’idée d’un mécénat destiné à partager au plus grand nombre les merveilles de la planète. Il ne se contente pas d’exhiber ses réalisations auprès de son cercle d’amis : Georges Clémenceau, Auguste Rodin, le Maharadja de Kapurthala ou la Baronne Ephrussi de Rothschild, et d’autres encore. Il veut que tous puissent en bénéficier.
D’où la création de nombreuses bourses universitaires, de fonds philanthropiques, qui permettent à de nombreux jeunes photographes de partir, à leur tour, pour un voyage d’observation et de travail : Simone Téry en 1928 ; Edmée Hitzel en 1931 ; Marie Jean-Brunhes Delamarre et ses compagnes, Bernard Plossu, Max Pam…
Mais, bien entendu, le projet le plus ambitieux est celui de ces Archives de la planète, fruit de son voyage de 1908. Albert Khan a vu le Monde, et il veut le faire voir à tous. N’oublions pas aussi l’autre, et magnifique, projet d’Albert Khan : celui de son jardin extraordinaire, en tout point digne de Charles Trenet, et que l’on peut admirer aujourd’hui encore, en prolongement du très beau musée.
Certes, l’appétit de découvertes d’Albert Khan peut nous paraître quelque peu daté. Certes, à l’époque, le voyage d’exploration c’est toujours le voyage de l’homme blanc colonisateur s’appropriant les cultures éloignées pour en assurer la pérennité. Comme si, de fait, hors de la colonisation, il n’y avait pas de salut.
Pour autant Albert Khan se montra profondément respectueux des cultures différentes et son attachement à l’Asie, en particulier au Japon, n’avait rien d’une posture conquérante. On peut, à la fois, être de son époque et, pour autant, se soucier d’avenir. On peut être occidental sans pour autant être un monstre. Et même si, bien entendu, il convient de restituer un certain nombre d’œuvres aux pays qui les virent naître, heureusement pour la conservation des patrimoines menacés qu’existèrent des mécènes de la trempe d’Albert Kahn.
Par une sorte d’étonnante ironie de l’Histoire, la récente pandémie est venue nous rappeler à quel point il n’allait pas de soi de vouloir, à tout prix — et plutôt à bas prix d’ailleurs — arpenter la planète, et qu’il fallait sans doute repenser notre rapport avec le déplacement.
Cette exposition nous invite également à réfléchir à cet aspect du problème. Par exemple, à travers la série des Photo opportunities de Corinne Vionnet, dans laquelle quelques monuments célèbres sont floutés, comme s’ils étaient à tout jamais éclipsés par les milliards de photos produites, comme si jamais plus on ne pouvait posséder de photo objective de leur existence.
Le monde entier, aujourd’hui, est à portée de selfies. Au point que, peut-être, la technique a fini par prendre le pas sur la sensibilité.
Ainsi l’exprime Tim Davis dans Colloseum 2000 : la composition présente des dizaines d’appareils photos, les plus divers et qui, tous, sur leur écran, font apparaître le même sujet, à savoir le Colisée de Rome ; comme si, désormais, la réalité du Colisée était vue à travers les yeux électroniques de nos appareils ; comme si, en soi, la vision était devenue un but, plus important parfois que ce que l’on cherche à voir.
Ainsi, cette belle exposition, après l’évocation du voyage initiatique de 1908, nous permet-elle de nous pencher sur les applications infinies de deux incontournables de nos sociétés : le voyage et la photographie.
Autour du Monde. La traversée des images, d’Albert Kahn à Curiosity, jusqu’au 13 novembre 2022 au Musée Albert Kahn.
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