C’est l’histoire d’une réussite sociale ; de celles que, fatalement, l’univers Stalinien ne pourra que réprouver. L’arrière-grand-père était un serf affranchi et n’aurait jamais pu imaginer que Mikhaïl et Jean allaient naître, respectivement en 1870 et 1871, à la tête d’une coquette fortune, appelés à diriger une industrie florissante et, qui plus est, qu’ils allaient bénéficier d’une formation artistique par les maîtres en la matière.
Mais très vite, les deux frères se rendent compte que leurs compétences sont limitées et qu’ils ne pourront, au mieux, devenir que des « peintres du dimanche ».
Qu’importe : leur décision est prise, ils ne seront pas artistes mais collectionneurs. Puisqu’ils ne peuvent embellir le monde, ils vont aider les autres à le faire. Leurs seuls critères, à tous deux, sera le plaisir et le goût, et le goût, certes, chez eux, est bon. Bon et audacieux puisque, très rapidement, ils vont sillonner l’Europe à la recherche des maîtres de leur époque.
C’est ainsi qu’ils feront entrer en Russie le tout premier Manet, le premier Gauguin, le premier Picasso, le premier Munch — et encore le seul à ce jour.
C’est tout d’abord Mikhaïl qui s’exerce à partir de 1890 ; il sera rejoint par son frère Ivan.
Non seulement leur collection est immense, mais elle est novatrice. Lorsqu’ils décident, en 1902, d’acquérir des toiles impressionnistes, Renoir a peint son Enfant au fouet seize ans auparavant, et Toulouse-Lautrec son Yvette Guilbert huit ans plus tôt. Ils achètent Les deux saltimbanques de Picasso, qui date de 1901 ; autant dire que la peinture est encore fraîche.
Mais ils ne négligent pas les talents de leurs compatriotes : le Portrait d’une chimiste de Korovine les intéresse, d’autant que l’artiste a repris les principes de l’impressionnisme ; puis l’immense et étrange Lilas, de Vroubel.
Davantage encore, ils passent commande. C’est ainsi que Pierre Bonnard est convié à décorer le grand escalier de l’hôtel particulier d’Ivan Morozov, et les panneaux immenses représentant les saisons et les paysages méditerranéens sont parmi les plus impressionnants de l’exposition. Une explosion de couleurs joyeuses dans des dimensions gigantesques qui ont permis à l’artiste de s’exprimer sans contraintes. Et que dire de la « salle de Psyché » conçue et exécutée par Pierre Bonnard avec des bronzes de Maillol, et qui constitue l’ultime salle de l’exposition : un véritable feu d’artifice de beauté, de sensualité et de raffinement.
Cette exposition pourrait constituer une sorte de second volet à celle que nous avons pu découvrir voici quelques années, consacrée à Chtchoukine. En 1918, les deux collections furent en effet nationalisées par le gouvernement soviétique puis réunies au sein du « Musée de la nouvelle peinture occidentale », avant que certaines œuvres ne soient dénigrées par Staline. En matière de nouveautés, les dictateurs ont rarement bon goût.
Au final, l’ensemble de la collection a été répartie entre Moscou et Saint-Pétersbourg.
C’est un bel hommage enfin rendu à deux personnalités qui surent, à leur époque, aider, financièrement et moralement les créateur les plus audacieux. Nous bénéficions ainsi de la grande chance de découvrir des œuvres qui quittent rarement la Russie, telle l’émouvante Ronde des prisonniers que, tant bien que mal, avec les moyens du bord, enfermé dans son asile de Saint-Rémy, peignit Van Gogh, trois ans avant son suicide.
La collection Morozov. Icônes de l’art moderne, à la Fondation Vuitton jusqu’au 22 février 2022.
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