Quinze années après Les temps menaçants, qui traitait de la période 1929-1939, le Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris présente depuis le 12 octobre la suite logique de cette exposition, avec L’art en guerre, France 1938-1947.
Mettant en lumière la manière dont a évolué l’art – techniques, formes, sujets, matériaux, dans le climat d’insécurité, de pénurie et de persécutions qui régnait de l’avant-guerre à l’immédiat après-guerre, elle met volontairement l’accent non pas sur le travail « officiel », présenté dans les musées ou dans les galeries de l’époque, mais sur l’art « clandestin », celui de ces hommes et femmes qui, au risque de leur vie, en des temps où toutes les libertés étaient bannies, ont continué de créer.
Dès l’entrée, le ton est donné. Un ciel de sacs de jute couvre le plafond d’une salle basse et sombre, des murs de laquelle ne se détachent que de magnifiques clichés en noir et blanc de Raoul Ubac.
Le 17 janvier 1938 s’ouvre à Paris l’Exposition Internationale du Surréalisme, organisée par André Breton, entouré de Paul Eluard, Man Ray, Salvador Dali ou Max Ernst entre autres. Trois cent quatorze œuvres étaient exposées, de soixante-trois artistes provenant de quatorze pays. L’affiche d’époque est d’ailleurs présentée dans une des vitrines des premières salles. Prémonitoire à plus d’un titre, elle est considérée comme étant la dernière exposition « libre » de l’époque. Quelques mois plus tard sont créés les premiers camps d’internement français, où s’entasseront antinazis, étrangers exilés, ressortissants de puissances ennemies, communistes, Juifs, tziganes… Si certains d’entre eux parvinrent à fuir – Marc Chagall, Salvador Dali et Marcel Duchamp trouveront refuge aux Etats-Unis, Joan Miro aux Baléares, Wifredo Lam à Cuba, ou entrent en clandestinité – principalement dans la région de Marseille, d’autres n’auront pas cette chance.
600.000 hommes, femmes et enfants seront envoyés dans les deux cents camps d’internement ouverts en France entre 1938 et 1944. Parmi eux, Parmi eux les allemands Hans Bellmer, peintre et dessinateur, et Wols, plasticien et graphiste, ou encore le poète et romancier français Max Jacob, qui meurt à Drancy en mars 1944.
Paradoxalement, l’enfer des prisons et des camps verra naître de véritables chefs-d’œuvre, dont le manuscrit de Charlotte Salomon Vie ? ou théâtre ?, ou Le triomphe de la mort, ultime œuvre de Felix Nussbaum ne sont que deux exemples. Tous deux seront assassinés à Auschwitz. Une section est d’ailleurs consacrée aux camps de concentration, et présente derrière des vitrines une multitude d’objets – poupées, boites d’allumettes décorées, de dessins et de tableaux – Dans le camp, de Félix Nussbaum, réalisé à Saint Cyprien, gouaches de Charlotte Salomon, ainsi que de nombreux documents. Emouvantes, certaines œuvres réalisées dans ces milieux hostiles à toute création artistique trahissent la pénurie de matériaux à laquelle étaient confrontés les détenus. Bouts de ficelles, morceaux de papier ou de carton, brindilles, pièces de métal, tout était récupérable. En s’adaptant, les artistes font basculer l’art vers de nouvelles techniques.
L’année 1940 sera marquée par la première parution de la revue clandestine L’art français. Fin mai débute le pillage des bibliothèques et des collections d’art des Juifs de France, et dès le mois d’aout, la vie culturelle et artistique française est totalement soumise à la censure allemande. Un « hommage » est rendu à Pétain à travers de nombreux documents – lettre d’Hitler, arrêtés sur le recensement des Juifs, immeubles et entreprises juives, objets – timbres postes, bustes, et photographies de l’exposition Le Juif et la France au Palais Berlitz fin 1941…
Tandis que ‘Haïm Soutine ou Benn vivent cachés en « zone libre », dans la capitale, Henri Matisse, Pierre Bonnard ou Pablo Picasso continuent de dominer la scène artistique. Ce dernier, qui s’est vu refuser la nationalité française en 1940, renonce à l’exil, et décide, à-travers ses œuvres, d’entrer en résistance. « L’art est un instrument de guerre contre l’ennemi », déclarera-t-il. Et ses œuvres témoignent de sa colère. A la fois producteur d’art dégénéré et étranger, il vit sous menace permanente de la Gestapo. Interdit d’exposer, il se venge en multipliant les chefs-d’œuvre dans son atelier des Grands Augustins. Une très belle salle y est d’ailleurs consacrée, où sont rassemblées onze toiles – Femme assise dans un fauteuil, L’aubade ou encore Le buffet catalan, une dizaine de photographies de Brassai prises dans l’atelier de l’artiste, ainsi que deux bronzes – Homme au mouton et Tête de taureau.
En 1942, le Musée d’Art Moderne ouvre ses portes au Palais de Tokyo. Très pauvre en collections modernes, sans artiste étrangers ou Juifs, sans art « dégénéré », il est géré par des conservateurs compatissants à l’égard de la censure et des lois racistes.
Si dans la capitale, tous les marchands d’art – principalement Juifs, ont dû fuir, il en est d’autre qui s’y refuse, à l’image de l’alsacienne Jeanne Bucher. Certes, sa galerie bénéficie d’une relative discrétion, mais elle ne cessera, durant toute la période de la guerre, d’exposer – sans publicité cependant, quantités de « dégénérés ». C’est en partie grâce à elle que des artistes comme Lipschitz, Giorgio de Chirico, Paul Klee, Vassily Kandinsky ou Nicolas de Staël pourront se faire connaitre, et poursuivre leurs activités artistiques en ces temps hostiles. Sous l’Occupation, elle protègera un grand nombre d’entre eux, menacés, et abritera dans son atelier du boulevard du Montparnasse des activités de résistance.
L’ancien employé des eaux de Mulhouse Joseph Steib contribuera lui aussi à faire oublier que les années 40 ne furent pas que celles de la collaboration. Reconverti en artiste peintre, il produira des dizaines de tableaux portant en ridicule le régime nazi et son Führer, et s’élèvera contre ses atrocités et ses humiliations. Dans le « Salon des rêves », neuf toiles sont présentées, ridiculisant et démystifiant Hitler, comme dans La dernière scène, clin d’œil à la Cène de de Léonard de Vinci, ou dans Le conquérant, pour n’en citer que deux.
Après les années de guerre s’ouvre la section dédiée à la Libération, dans laquelle le visiteur est accueilli par le magnifique triptyque de Marc Chagall, Libération / Résistance / Résurrection, réalisé entre 1937 et 1948. Viennent ensuite de nombreux collage d’Henri Matisse – vingt planches de la série Jazz, des aquarelles, des sérigraphies, des dessins…
Avec la fin du conflit et le retour de milliers de prisonniers et de survivants arriveront également une multitude de témoignages, de toiles et de photographies – dont celles de Lee Miller, témoignant de l’horreur innommable engendrée par le régime nazi.
Fruit de cinq années de travail – le projet de cette exposition fut initié dès 2007, L’art en guerre rassemble plus de quatre cents œuvres de plus de cent artistes – dont certaines très rarement montrées, et est complétée par des films et documents souvent inédits. Si l’exposition est physiquement longue – un peu trop peut-être, elle est émotionnellement forte. Ces œuvres sont en effet de réels plaidoyers en faveur de la liberté, ou contre l’occupant, comme si le temps d’une décennie, l’art avait remplacé les armes.
L’art en guerre, France 1938-1947 au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris.
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