Il faut rendre à Otto Freundlich ce qui appartient à Otto Freundlich, à savoir qu’il serait temps de lui donner sa vraie place pour la postérité, autre chose que d’avoir seulement été l’artiste élu par les nazis comme symbole de ce qu’ils nommaient « l’art dégénéré ».
Son parcours tout entier est celui d’un homme pressé par le temps, sans même le savoir. Il faut dire qu’il a commencé tard. Le jeune homme cherche et se cherche, dans le dédale des études. Papa voulait qu’il fût dentiste, et Otto va même s’attaquer à la formation, mais il en reviendra. Tant pis pour papa !
Il a déjà vingt-huit ans lorsqu’après deux séjours à Florence, qui décident de sa vocation, il débarque à Paris, accueilli au Bateau-Lavoir où, étonnamment, un atelier vient de se libérer… pour cause de suicide ! Le présage est funeste et devait le poursuivre toute sa courte vie durant.
Aussitôt, il devient voisin, ami, complice et « frère d’armes » d’un autre jeune homme, un certain Pablo Picasso. Tellement ami et complice que Picasso ira, devant la gêne financière manifeste du jeune allemand, jusqu’à payer son loyer.
Otto Freundlich le sait désormais : il sera artiste. Sculpteur pense-t-il. Mais à force de tentatives, à force de rencontres – Braque, Delaunay, Apollinaire, Derain, tout de même !… -, il va diversifier son entreprise. C’est l’un de ses traits caractéristiques que d’avoir « tâté » de multiples techniques : sculpture certes, mais aussi peinture, dessin, aquarelle, mosaïque, vitraux… De mars à juillet 1914, à Chartres, il œuvre d’ailleurs à la restauration des vitraux de la cathédrale, et ce séjour, pour lui, est une révélation : celle de la lumière et de la couleur.
Dès lors, son œuvre toute entière va être un cheminement vers l’éclat des couleurs : « révélation de l’abstraction » certes, mais pas que… Révélation aussi d’une magie de la couleur, de la force, de l’énergie.
Certes, il s’éloigne très vite du figuratif, mais jamais il n’oubliera de placer au centre de ses compositions la silhouette de l’être humain, comme dans Composition, réalisé en 1911. Les formes se font floues, et la ligne est remplacée par la flèche puis, très souvent, par la demi-ogive, à l’image de l’Hommage aux peuples de couleurs en 1938. Mais cependant, l’Homme est présent. Comme une préoccupation essentielle, comme une volonté, comme un parti-pris.
Son obsession est la « décomposition », beaucoup plus abrupte et complexe que le composition selon lui, parce qu’elle s’éloigne des credo proférés par l’art officiel. Mais son projet, toujours, est idéaliste : il veut réconcilier l’homme et le monde, donner du bonheur et de l’éclat. Marqué par ses aspirations communistes et libertaires, il le professe dans une toile, Mon ciel est rouge. Rouge, certes, mais c’est toujours du ciel, de l’ailleurs, de l’espoir…
Ce qu’il cherche, c’est donner du plaisir. L’homme qui se promène dans un paysage, explique Freundlich, n’a pas d’effort à fournir, il est en contact immédiat avec la beauté de la nature. Il en va tout différemment pour la peinture : l’artiste doit s’efforcer de capter et captiver le spectateur, autrement dit recréer devant l’œuvre d’art une sensation semblable à celle que procure la nature.
Alors il s’attèle à cette tâche : il décompose la silhouette humaine pour en faire l’origine et le but d’une spirale de couleurs, de lumières et de feu. Tout son travail est une succession de figures géométriques colorées, polygones harmonieux qui semblent surgir de la toile tant elles plaisent à l’œil. Et l’artiste y dépose, à chaque fois, une trace matérielle de lui-même : épaisseur de la matière picturale sur les toiles, traces du pouce dans les plâtres destinés à devenir bronzes…
Otto Freundlich peignait comme Horace Silver improvisait au piano : gourmandise, volupté et bonne humeur !
L’exposition se termine sur une très instructive Composition de 1943 qui restera inachevée. On y assiste au mouvement chromatique des figures qui paraissent s’emboîter jusqu’à se superposer, et la spirale est sur le point d’aspirer l’espace…
Mais l’artiste a posé sa palette pour s’en aller cesser de respirer, au loin vers l’Est, du côté de Sobibor…
Otto Freundlich portait magnifiquement son nom, qui signifie « amical ». Il disait le bonheur d’être et de vivre, l’énergie de l’univers et la beauté du monde, la force de l’Humanité triomphant des ténèbres.
Comment les nazis auraient-il pu l’endurer ?
Otto Freundlich, la révélation de l’abstraction, jusqu’au 31 janvier 2021 au musée de Montmartre.
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