« La grande et fabuleuse histoire du commerce », de Joël Pommerat

C’est un monde d’hommes. Ils sont cinq sur la scène, tour à tour coqs de combat, rapaces ou perdreaux de l’année, qui s’agitent, se jaugent, se jugent dans l’espace d’une chambre d’hôtel qui est, à elle seule, toutes les chambres d’hôtel anonymes : un grand mur blanc, une porte qui ferme mal, deux lits, une table basse et tout juste un téléphone.

L’espace est encore réduit, amoindri, cadenassé, par les bribes de mur pas fini, comme si l’on pouvait à tout moment rêver d’un ailleurs, rêver d’ailleurs, mais que personne, justement, ne songe plus ni à partir ni à rêver.

C’est un monde d’hommes. Les femmes, on ne fait que les évoquer, avec des mots d’hommes, mordants, moqueurs, blessants. Elles sont le continent lointain, obscur et inconnu. Elles sont celles qu’on admire, à qui l’on téléphone, que l’on rejoint, mais celles aussi qui jettent le faible, l’insuffisant, le porte-monnaie sans épaisseur…

C’est un monde où l’on s’affronte, où l’on se mesure, où l’on s’entaille, comme si la suprême valeur était de dominer l’autre, de vendre plus que l’autre, de gagner plus que l’autre. Pourtant, ils ne sont pas antipathiques ces vendeurs, ils ont même la faconde du midi, la fidélité de l’amoureux sincère, la bonhomie de l’oncle qui protège. Les comédiens rendent, avec beaucoup de vraisemblance et d’intelligence, tangibles leurs personnages. Ce sont des êtres profondément humains qui devant nous se démènent et transpirent. Pas leur faute, vraiment, si le langage, au final, ne revient jamais qu’à des larmes ou des cris. C’est ce que réclame une société où il faut vendre pour que d’autres produisent, et que l’univers fonctionne, quoi qu’on en dise, quoi qu’il en coûte, quoiqu’on en meure !

La mise en scène, dépouillée mais efficace, illustre une sorte d’aporie mathématique : deux lits seulement pour cinq travailleurs acharnés qui, tous les soirs, n’aspirent qu’au repos. Et en permanence, ces lits vont se déplacer, tourner, bouger, aller et venir au gré de cet univers où il est décidément dit que personne ne connaîtra l’apaisement. La valse du mobilier confirme l’ébranlement d’un monde ponctué par des crises successives, comme autant de vagues qui éroderait le vivant.

Quoi que l’on vende, pistolet d’alarme ou Guide des principes de la Loi, au final on vend de la souffrance, et la souffrance permet de savoir qu’on est toujours en vie.

La pièce se subdivise en deux périodes, celle de la fin des Trente Glorieuses, martelée par les échos de mai 68, et celle du millénaire nouveau. Les mêmes types de personnages ressurgissent, seuls leurs prénoms ont changé. Mais, alors que les années soixante véhiculaient encore la doxa de l’expérience et de la nécessité de l’acquisition progressive des codes, la société du XXIème siècle donne la voix à une jeunesse arrogante qui tyrannise savamment en usant de rhétorique. On a remplacé le discours de l’hypocrisie « on vend mais il ne faut surtout pas dire qu’on vend » par celui de la culpabilisation : « si je ne sais pas vendre, c’est que j’ai un problème ». 

Qu’importe au final que les règles aient été peu ou prou modifiées, l’ensemble demeure terriblement tragique, et la mise en scène le souligne avec un cynisme parfait : les portes claquent comme dans un vrai vaudeville !

La grande et fabuleuse histoire du commerce, actuellement au théâtre Clavel.

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