« À rendre à Monsieur Morgenstern en cas de demande », au Studio Hébertot

« À rendre à Monsieur Morgenstern en cas de demande ». Cette formule sibylline figure sur une feuille de papier, rédigée au crayon noir, sur le dessus d’une pile de documents, dans une boîte ovale de carton bouilli.

Et elle se la joue un peu façon Pandore, la petite Sabine Moulin, en ouvrant cette boîte qui figurait dans les affaires du grand-père et que le père a ramené pour la stocker négligemment quelque part, comme on range sans ranger, comme on jetterait sans jeter.

Que va-t-elle donc découvrir, Sabine, au sujet de ce grand-père, Louis Moulin, qui fut imprimeur à Lyon durant la Seconde Guerre mondiale et dont la rumeur dit qu’il aurait été résistant, comme le disent tellement de rumeurs au sujet de tellement de citoyens français ayant traversé l’Occupation ? Le pire ou le meilleur ? La déception ou la confirmation ?

Sa mère, elle, lui dit de tout brûler et d’arrêter de remuer la m… Un historien, spécialiste de la période, lui explique qu’il faut s’armer de patience et accumuler les preuves et les recoupements, pour faire œuvre sérieuse.

Qu’est-ce qu’elle va chercher là-dedans ? Elle est vraiment ovale, au fait, cette boite ? Après tout, le document précise « en cas de demande », alors ? s’il n’y a pas de demande, est-ce vraiment la peine ? De quoi décourager les bonnes volontés…

Sabine est têtue. Elle veut savoir. Et la pièce va se dérouler comme une sorte d’enquête policière au sujet d’un crime qui n’en fut peut-être pas un en des temps reculés dont on hésite, aujourd’hui encore, à parler.

Dans la boîte se trouvent les documents authentiques et officiels, lettres, notes, courriers privés et administratifs, certificats médicaux, photos, passeports, permis… au nom d’un certain Léopold Morgenstern, de sa femme Rosa, de sa fille Herta et de son gendre Karl Singer. Le dernier document date du 14 février 1942. Juste après, on le sait, la police lyonnaise commit une rafle : il s’agissait de « désengorger » ; c’était l’euphémisme poli qu’on utilisait pour justifier l’injustifiable. La langue française est si riche de ce genre de compromission !

De la même façon — Sabine l’apprend au cours de son enquête —, la législation officielle de la Troisième République impose de ne pas utiliser le terme « juif », considéré comme péjoratif, mais celui d’israélite. On a les pudeurs qu’on peut ! Et Léopold et sa famille sont, dans les documents officiels, désignés comme étant de « nationalité ex-autrichienne » ; entre temps, un certain petit caporal moustachu avait décrété que les juifs n’étaient pas autrichiens. On en tenait compte.

Au long d’une pièce passionnante et extrêmement dense, Frédéric Moulin nous raconte l’histoire d’une époque à travers l’histoire de sa propre famille.

Il a confié son propre rôle à Sabine Moindrot, et lui-même tient les six rôles de ceux qui croisent la quête-enquête de Sabine. On a le sentiment constant d’une sorte de kaléidoscope déroutant qui nous mène du côté de la souffrance et de l’inquiétude. Frédéric Moulin signe également une mise en scène en permanence inventive et minutieuse, faite de trois fois rien qui deviennent de grands tout : un ballon recouvert de feutre gris qui est tout à la fois la mappemonde qu’on projette dans les airs, à la façon de quelque Charlie Chaplin, et le pouf sur lequel on se pose ; d’un rideau semi-transparent qui se fait écran de projection et rideau de fenêtre imaginaire ; un pavé droit creux qui se fait bureau ou niche dans laquelle on se réfugie.

Un grand moment de théâtre et aussi d’Histoire, raconté avec simplicité et émotion.

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