« Cendres sur les mains », de Laurent Gaudé au Studio Hébertot

Tout commence par une voix de femme qui semble surgir de la nuit et lancer un chant pur et poignant dans une langue inconnue.

Puis l’espace se scinde : côté jardin, deux fossoyeurs chargés de faire disparaître les cadavres d’on ne sait quel conflit, et côté cour une femme, celle qui aurait du mourir mais ne s’y est pas décidée, et, ayant été recrutée par les fossoyeurs, les aidera, du moins en apparence, dans leur tâche morbide.

Mais cet espace jamais plus ne se recoudra car il est deux façons, au moins, et deux façons irréconciliables de vivre le même événement.

Eux ne cessent d’évoquer l’existence potentielle d’une hiérarchie à laquelle ils obéissent, à laquelle, parfois, ils s’adressent, mais contre laquelle ils ne se rebellent jamais tout à fait. Ils parlent d’un « ils » qui leur imposerait tout : la situation, le travail, la fatigue. Ils œuvrent de façon mécanique, charriant des corps comme on fait du ciment, s’exténuant pour réduire les corps en cendres, sans tout à fait se rendre compte que cette cendre retombe sur leurs mains, leur pénètre les chairs au point de les faire se gratter, et ne pourra jamais disparaître quelle que soit la quantité de savon qu’ils utilisent pour se laver les mains.

Ils sont tout à la fois sinistres et risibles ; des espèces de Laurel et Hardy de l’horreur, de clowns beckettiens qui attendent tout des Godot qui les dirigent.

Ils bégayent de peur et ils oscillent entre culpabilité et responsabilité, meurtriers d’eux-mêmes pour n’avoir su refuser les ordres, incapables de comprendre qu’en brûlant de la chair ils ont brûlé ce qui restait en eux d’humanité.

Elle, à l’inverse, parle d’une « Elle » qui explique et justifie la situation, d’un « au-delà » des êtres qui peut s’appeler la Guerre ou la Haine ou la Malchance. Elle accomplit le même travail mais pas de la même manière. En enterrant les morts, elle les a touchés et, de fait, les morts en ont été touchés. Cette femme, ainsi, est la survie de l’espèce humaine, en dépit des compromissions du malheur. Elle qui a su, ainsi, faire preuve de compassion et allumer la bougie de la mémoire.

On songe tout le long de la pièce à la Shoah, mais aussi à l’ex-Yougoslavie, à l’Arménie ou au Rwanda, à tous ces moments d’Histoire où les êtres humains semblaient avoir perdu tout sentiment d’Humanité.

La très belle pièce de Laurent Gaudé nous incite à la mémoire et à la vigilance, elle navigue en permanence entre la tragédie et le symbolique, entre l’élégance du verbe et la cruauté du réel : ici, le luxe des métaphores habille la violence des faits.

Et cette force émotionnelle est accentuée par la mise en scène épurée mais efficace et le jeu habité des trois excellents comédiens.

Un grand moment de théâtre à vivre au Studio Hébertot.

Cendres sur les mains, actuellement au Studio Hébertot.

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