« Ich bin Charlotte », une travestie bien culottée au double jeu…

Prix Pulitzer du texte dramatique, Ich bin Charlotte, le récit de Doug Wright, raconte l’histoire de Charlotte von Mahlsdorf, née Lothar Bergelde.

Ich bin Charlotte. Rien que le titre de la pièce séduit et intrigue. Ich bin Charlotte, « Je suis Charlotte » (on pense à la voix rauque et sulfureuse de Marlène Dietrich).

Pourquoi devoir se nommer, se revendiquer ? Parce que le personnage de cette pièce est berlinois, et comme l’a prononcé le président John Fitzgerald Kennedy en 1963, « Ich bin ein berliner », « Je suis un berlinois », qui signifiait « je vis comme un citoyen normal, malgré la séparation par le mur. Aucune différence entre l’Est et l’Ouest. »

Le personnage principal, Charlotte, né Lothar, voulait qu’on ne fasse pas de différence entre l’homme et la femme. Il désirait juste vivre au milieu. Tirée d’une histoire vraie, cette pièce nous parle d’une énigme, et de surcroît d’une énigme humaine. Un personnage ambiguë, à la vie pleine de rebondissements et qui s’en sort malgré les pressions et les haines de son époque.

Dans cette pièce où sont distillées goutte à goutte les épisodes de la vie ô combien chaotique de la stupéfiante Charlotte von Malhlsdorf, on est complètement conquis par l’interprétation remarquable de Thierry Lopez. Il est Charlotte, mais pas que…

Il nous raconte l’histoire de cette « femme » qui s’est libérée du joug familial en étant « elle-même ». En partie, grâce à sa tante Luise, transsexuelle qui l’initie grâce à un bouquin qu’elle lui fait lire, The Transvestite, du docteur Magnus Hirshfeld. Charlotte invite le spectateur à entrer dans son monde, et se livre sans aucune réserve.

La pièce s’ouvre sur le salon de Charlotte von Mahlsdorf, grande collectionneuse de mobiliers et d’objets du 19ème siècle, dont de fameux phonographes. Ambiance cosy, sciemment réaliste, la mise en scène se veut neutre.

Au-travers de nombreux autres protagonistes qui ont croisé Charlotte et l’ont connu, Thierry Lopez nous conte son histoire, sous le prisme d’un admirateur qui veut tout connaître de sa vie, quitte à réveiller les vieux démons et les secrets enfouis… La performance est saisissante, le comédien magnétique, et l’ambiance intimiste des salles du Poche-Montparnasse, offrant une réelle proximité avec la scène, rend son jeu encore plus exceptionnel.

Hissé sur des hauts talons qu’il porte avec allégresse, dans une longue robe noire faisant penser à la soutane d’un curé, Thierry Lopez est fascinant. Sa stature longiligne lui confère des allures de diva qui n’a peur de rien, à l’affût des réactions du public, comme pour s’assurer qu’il a bien compris, qu’il le suit dans sa douce folie. S’il accepte en quelques sortes…

Plus le spectateur entre dans la pièce, agréablement ponctuée de moments musicaux, plus Thierry/Charlotte devient familier. Plus il peut se dévoiler encore !

Dès lors, plus de pudeur, il devient « Reine de Cabaret », la Reine des Bars gays, et avec dextérité fait s’envoler sa jupe pour s’afficher ultra-sexy, en porte- jarretière et bas noirs, dévoilant des jambes longues et fines ! Un jeu nécessaire pour saisir mieux encore la personnalité de Charlotte, mais un jeu étonnant, tout en finesse, tout en élégance. Rien n’est dans la caricature.

Il donne à entrevoir la personnalité de cette première transgenre qui a survécu au régime nazi et au communisme en virevoltant, en faisant parfois des choses peu recommandables, à une période om l’essentiel était de survivre. C’était sa peau contre la leur.

Charlotte revendique sa différence En fait, elle en jouait car depuis l’enfance, elle connaissait sa faiblesse qui se révèle en réalité être une force intérieure. Étrange destin que ce jeune garçon de 15 ans, né Lothar Berfede, qui va grâce à sa tante protectrice se transformer à jamais en une Charlotte hissée sur des talons hauts et portant fièrement la jupe.

S’agit-il là d’une révolte contre son père nazi, qui voulait l’intégrer dans les jeunesses hitlériennes ? Une déviance voulue par cette extravagante tante qui l’incite à s’habiller en fille ? Une couverture pour que les regards se posent sur lui, enfant battu et humilié qui avait en horreur l’image de son père ? Étrange destin qui le pousse à tuer « ce père » qui brutalise et menace continuellement sa mère. Condamné à quatre ans d’emprisonnement pour son crime, il est évalué mentalement instable, fiché délinquant juvénile anti-social et envoyé en prison. La Seconde guerre mondiale s’achevant, les prisons allemandes sont libérées par l’armée russes.

Les régimes totalitaires de l’époque, le nazisme puis le communisme de l’Allemagne de l’Est, lui laisse une petite place qu’elle prend d’assaut. Elle a voulu être en totale opposition avec son époque. A l’instar des homosexuels, les travestis étaient persécutés. Charlotte va les aider, les secourir. Une manière de se secourir elle-même peut-être… Elle s’invente une vie de collectionneuse, accumulant des meubles et des objets qu’elle récupère dans les maisons des Juifs ayant fui l’Allemagne. Des objets qu’elle se plaît à cajoler, comme s’il s’agissait de personnes. A l’époque, Charlotte sauvait des meubles comme d’autres sauvaient des vies, ce qui n’est n’est pas la même chose. Adolescente, elle aida un fripier à nettoyer les appartements des Juifs déportés et conserva de nombreux objets, s’improvisant brocanteur puis antiquaire. Et avec force et ténacité, au sein d’une ancienne demeure abandonnée qu’elle achète, elle crée un bien singulier musée à Berlin : le Gründerzeit Museum (musée des objets du quotidien). Elle sauva ainsi des griffes du régime nazi et de leur destruction des centaines d’objets du quotidien ayant appartenu à la petite bourgeoisie berlinoise du milieu du 19ème siècle.

On peut légitimement soulever le fait que la plupart de ces biens ont appartenu à des Juifs déportés ou ayant fui l’Allemagne nazie, mais dans Ich bin Charlotte, on l’esquive, en nous laissant croire qu’elle aurait fait tout cela par « générosité », par abnégation. Un passé trouble, ambiguë, mais personne n’a voulu ternir la légende. Ce travesti qui ressemblait à une mamie-gâteau n’est pas comparable au personnage jouée par Thierry Lopez. On arrondit les angles car le personnage est si complexe, et tellement romanesque. Elle cachait bien son jeu derrière ses jupes droites, ses cols Claudine de petite bourgeoise et ses perles à la Audrey Hepburn.

En 1992, Charlotte von Mahlsdorf fut décorée de la Croix Fédérale du Mérite, mais certaines vérités ne peuvent plus rester dissimulées. Elle est prise à son propre piège, et plus tout à fait celle que l’on croyait connaître… La pièce devient plus dramatique, comme un polar. Vérités, mensonges, histoire et romanesque s’emmêlent. On la soupçonne même d’avoir été un agent de la Stasi, les services secrets de l’ancienne RDA.

Jouée pour la première fois en France, Ich bin Charlotte est une conversation sous forme d’interview entre l’auteur de la pièce, l’américain Doug Wright, qui cherche à comprendre qui fut Charlotte et la travestie allemande Charlotte Von Mahlsdorf qui se confie, n’ayant plus rien à craindre, elle qui a tant subit. Elle raconte mais ne s’apitoie pas, même lorsque l’Allemagne est unifiée et qu’elle doit à nouveau faire face à de nouveaux problèmes. Le gouvernement allemand saisit le musée Gründerzeit et l’ensemble de ses collections, et ses amis homosexuels et elle-même sont attaqués par des néo-nazis lors du premier rassemblement gay et lesbien Est-Ouest. Elle est toujours obligée de tricher pour survivre, malgré la Croix de l’Ordre du Mérite qu’elle a reçue et qui récompensait son engagement pour l’avancement de la cause de la liberté sexuelle, qu’elle a défendu et dont elle fut une des égéries.

Je vous invite à voir cette pièce car le texte est absolument fascinant, et la performance de Thierry Lopez mérite amplement votre attention. Un jeu façon « boxeur » dans les intonations duquel on peut peut-être sentir la présence de Karl Lagerfeld.

Cette Charlotte-là mérite d’être connue. Sa tante avait l’habitude de lui répéter : « La nature nous a vraiment joué un drôle de tour ! » A qui la faute ? Wessen Schuld ?

Ich bin Charlotte, actuellement au théâtre Poche-Montparnasse.

Partagez vos impressions

Cet article vous intéresse ? Laissez un commentaire.

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.