« Rol-Tanguy par Giacometti » : histoire d’une rencontre entre deux hommes, au Musée de la Libération

C’est l’histoire d’une rencontre en tous points étonnante, une de ces rencontres comme seule l’Histoire, la grande, peut en provoquer.

Nous sommes en 1946 et la guerre vient de s’achever, quelques mois à peine auparavant. Le Colonel Henri Rol-Tanguy n’est rien moins qu’un véritable héros national, l’homme dont la France parle, tout auréolé par sa participation, au sein des brigades internationales, à la guerre d’Espagne, par son rôle actif dans la résistance en tant que responsable des F.T.P. et enfin par le sens aigu de la stratégie et de l’organisation dont il a fait preuve en coordonnant la libération de Paris depuis son P.C. de Denfert Rochereau.

Alberto Giacometti, lui, vient tout juste de retrouver Paris après son exil involontaire de quatre ans en Suisse. Lui qui était parti pour rendre visite à sa vieille mère n’a pu, ensuite, regagner la France et son atelier du 14ème arrondissement parisien. Certes, il a poursuivi son labeur, mais il n’avait plus l’occasion d’exposer, il ne vendait plus, il était privé de toute visibilité. Quand il retrouve Paris, il renoue aussitôt avec ses comparses surréalistes ; ceux, du moins, qui ne lui en veulent pas d’avoir quitté le mouvement. Et c’est ainsi que Louis Aragon va présenter Giacometti à Rol-Tanguy.

Dans le cadre d’une « exposition citoyenne » dont le produit des ventes est destiné aux familles de résistants décédés, le Parti Communiste Français commande à Giacometti un portrait du camarade Rol-Tanguy.

Les deux hommes s’admirent mutuellement, mais leur cohabitation n’aura rien d’évidente. Et la commande n’aboutira pas.

L’artiste est perfectionniste et capricieux, il exige de ses modèles de longues heures de pose et « cent fois sur le métier » il remet son ouvrage. C’est sa façon d’être et de pratiquer.

Le modèle, lui, est un homme pressé ; pressé par l’actualité, par le temps, par l’urgence. Rol-Tanguy, l’homme qui façonne le présent, a bien d’autres préoccupations que de poser pour la postérité.        

De toute façon, Giacometti n’aime pas la gloire, il s’en défie. Il n’aime pas non plus le monumental, mais, à l’inverse, le petit, le palpable, ce qui tient dans le creux de ses mains. On lui a demandé de chanter la gloire d’un héros militaire, de tresser des louanges de bronze au front de qui fut vainqueur, de métamorphoser l’individu en légende. Alors que lui, Giacometti, aime l’humain, d’abord et avant tout. Toute commande, à son sens, doit s’inscrire dans la droite ligne de sa recherche fondamentale : l’homme, et, plus précisément depuis quelques années, le visage.

Alors, Giacometti, patiemment, au grand désespoir de Rol-Tanguy, va façonner plus de trois cents modèles de petit format, dont l’exposition nous présente un certain nombre, et dont certains sont égarés. Et, chemin faisant, de modelage en modelage, on voit les préoccupations de Giacometti : il aime le détail, la précision, la matière, et pas du tout l’idée du monument.

Au fur et à mesure, le visage s’allonge, se simplifie, s’épure. D’ailleurs, les titres le disent bien : de Portrait de Rol-Tanguy, on passe à Tête. L’orgueil boursoufflé d’un patronyme ne séduit pas Giacometti, il préfère l’intensité des chairs et la force d’un profil. Certes, le modèle est toujours reconnaissable, on en devine les traits, l’énergie du visage, l’aspect saillant des pommettes et l’acuité du regard. Mais Giacometti ne sculpte pas une légende, il sculpte la vie. Il ne veut pas « ressembler », il veut « rassembler ».

C’est l’histoire d’une rencontre en tous points étonnante. Ces deux-là ne parlaient pas la même langue : le chef de guerre et le poète de la glaise, le garde et le barde, le reitre et l’aède. On raconte que, quelques années plus tard, ils se croisèrent par hasard dans la rue et qu’ils eurent du mal à se reconnaître.

En allant visiter cette belle exposition, n’omettez surtout pas de vous rendre dans les sous-sols du musée pour découvrir l’émouvant — et intact — poste de commandement du Colonel Rol-Tanguy, situé dans l’ancien abri de défense passive, et duquel il dirigea la libération de Paris.

Rol-Tanguy par Giacometti, jusqu’au 30 janvier 2022 au Musée de la Libération de Paris.

Si vous désirez aller plus loin :

Portrait d’un héros : Hommage à Rol-Tanguy, ouvrage collectif, aux éditions Invenit. 128pages. 15,00€.

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