« Vie et destin du Livre noir », de Guillaume Ribot : pleins feux sur le sort des Juifs de Staline

Dans les premières images de ce documentaire, les blés sont murs et hauts, et un vent violent, tel une houle, les traverse et les couche, tandis qu’une paysanne tente de se frayer un chemin : tel est souvent (toujours) le destin des humains ballotés par l’Histoire et les hasards. Tel fut le destin, entre 1940 et 1945, d’un million de juifs assassinés dans l’ex-Union soviétique. Tel fut le destin du Livre noir.

Le Livre noir, c’est le titre de ce livre que, sur l’initiative et à la demande du physicien Albert Einstein, voulurent publier, durant la Seconde Guerre Mondiale, un certain nombre d’intellectuels juifs afin de témoigner et raconter le génocide subi par leurs frères et sœurs au moment de l’invasion allemande.

Parmi ces intellectuels, les écrivains Ilya Ehrenbourg et Vassili Grossman, le comédien, chanteur et metteur en scène de théâtre Solomon Mikhoels.

Ilya Ehrenbourg est un écrivain et journaliste des plus réputés, il connaît très bien l’Europe et, particulièrement, l’Allemagne. Il est l’un des tout premiers à alerter les dirigeants soviétiques sur la menace que représente l’Allemagne nazie et sur le peu de confiance qu’il faut accorder au pacte germano-soviétique. En URSS, il est tellement admiré que, si l’on est autorisé à rouler ses cigarettes en utilisant du papier journal, il est strictement interdit de le faire en souillant les articles d’Ilya Ehrenbourg.

Vassili Grossman a gagné ses lettres de noblesse, en tant que correspondant de guerre, en couvrant la presque totalité du siège de Stalingrad, à partir de 1942. On lui reproche néanmoins, dans ses articles, de ne pas suffisamment citer le nom de Staline, et il est envoyé sur un front secondaire : c’est là, en particulier en Ukraine, qu’il va découvrir l’horreur du sort réservé aux juifs. Lui qui ne s’était jamais soucié de ses origines — « Je n’avais jamais réfléchi au fait que j’étais juif » — va se sentir profondément affecté dans ses convictions et éprouver parfois le désir « d’échanger sa plume contre un fusil ».

Salomon Mikhoel possède une solide notoriété, ses mises en scène sont réputées et il apparaît dans de nombreux longs métrages, aussi bien en tant que comédien qu’en temps que chanteur. Il devient, très tôt, le président du Comité Antifasciste Juif fondé à l’initiative de Staline afin de sensibiliser les juifs à la lutte contre Hitler.

Accompagné par Itzik Fefer, Mikhoel se rend aux Etats-Unis afin de collecter des fonds auprès de la communauté juive américaine. C’est là qu’il rencontre Einstein et que va émerger l’idée du Livre noir.

Le Livre noir devait être un récit de la situation et des massacres et devait comporter également des témoignages. Ilya Ehrenbourg et Vassili Grossman se chamaillent sur la forme, l’un tient à conserver aux témoignages leur authenticité, l’autre est partisan d’une ré-écriture, estimant que la littérature sert précisément à donner forme à la réalité. L’objectif ou le subjectif ? Le réel ou l’imagé ? De plus, et pour être tout à fait équitable, le livre devait notifier la collaboration de certaines populations locales aux exactions menées par les nazis.

A priori, Staline n’est pas opposé à l’idée. Le livre, estime-t-il, peut permettre de sensibiliser la communauté juive dans le monde entier. De plus, il peut permettre de sauvegarder les preuves nécessaires, lorsqu’on intentera un procès aux dignitaires allemands ; preuves que, d’ailleurs, ces derniers sont en train de faire disparaître, comme dans les ravins de Babi-Yar où l’on ne voit plus aucune traces des 70.000 juifs fusillés.

Publier le Livre noir ? « S’il est bon, il sera publié » répond le service de la censure, énigmatiquement, comme s’il s’agissait d’une aventure d’Arsène Lupin. Bon, il faut croire qu’il l’est suffisamment pour que de larges extraits soient diffusés, sous forme de brochure, à l’occasion du procès de Nuremberg. Et pourtant, le département de la propagande réclame que soient supprimées les allusions à la collaboration des populations locales. Ehrenbourg accepte ces suppressions mais quitte la présidence du groupe de rédacteurs. Grossman, qui lui a succédé, reçoit l’avis définitivement négatif du département : le livre ne sera pas publié parce qu’il « singularise » le sort des juifs. On croirait lire certains arguments des négationnistes !

L’Union Soviétique est entrée dans sa pire phase : guidée par un dirigeant, Staline, viscéralement antisémite et totalement paranoïaque, elle condamne, interdit, censure tout ce qui, de près ou de loin, concerne les juifs. Salomon Mikhoel est assassiné sur ordre de Staline, les publications juives définitivement interdites, le théâtre juif de Moscou fermé, le Comité Antifasciste Juifs dissous, et toutes les épreuves du Livre noir détruites.

Le Livre noir ne sera publié en Russie que soixante-trois ans après son interdiction, longtemps après l’effondrement de l’empire soviétique, mais longtemps aussi après la mort de Ehrenbourg et Grossman. Heureusement qu’avant de mourir, Ilya Ehrenbourg avait confié à sa fille le seul manuscrit demeuré intact du Livre noir, le témoignage accablant des horreurs commises tant par les nazis que par les communistes.

Le livre noir. Textes et témoignages, aux éditions Actes Sud. 1.136 pages. 28,00€.

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